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        Jésus disait : « Avant qu'Abraham fût, Je Suis. » (Jean 8, 58)

        De même, la dernière image de l'article précédent (le cygne s'envolant de la corne d'abondance dans un paysage magnifique) représente ce "Je Suis", que l'on peut assimiler à la syllabe sacrée Aum (ॐ) : le jaillissement spontané de la manifestation.

          Comment comprendre cela ?

     

    La Transfiguration-icône du monastère de Keratea

     

     

           Reprenons la parole de Jésus.

           Tout part du petit mot "avant"...

           Que représente Abraham pour les assistants  ? Un patriarche de la Bible, et pour eux un repère essentiel dans leur foi : il fonde leur religion ; il s'inscrit dans le temps ; il est associé à une quantité de textes et d'histoires lues ou entendues. Or tout cela est d'ordre mental : il s'agit de références, d'enseignements mémorisés, de concepts directeurs. Abraham n'est qu'une idée.

           À cela Jésus oppose le fait d'Être. "Je Suis" n'est même pas une situation présente, même pas un état, mais c'est d'abord une subjectivité : lorsque l'on se dépouille de tout, que l'on passe au crible toutes ses certitudes et élimine tout ce qui peut être contesté, il ne reste finalement qu'une seule certitude absolue et incontestable, c'est celle d'exister en tant que sujet conscient.

         Voici comment l'on pourrait développer son propos :

           «  Avant que vous n'ayez prononcé le mot « Abraham », avant même que vous n'ayez conçu ce nom, avant que la Bible et l'histoire du peuple hébreu n'aient été connues de votre esprit, avant même que votre esprit n'ait émis la moindre pensée, l'Être était déjà présent en vous, car il est la condition à toute pensée susceptible de se manifester.  » 

           Loin de se poser en personnage d'exception, Jésus cherchait en vérité à enseigner à ses disciples la voie menant à leur propre libération. Son "Je Suis" ne s'applique pas à l'idée "moi, Jésus de Nazareth", mais il est une invitation pour ceux qui l'écoutent à pénétrer au fond d'eux-mêmes pour y chercher ce même "Je Suis" (le YHVH de Moïse) qui se cache au-delà de toute pensée.

        Où étiez-vous lorsque vous dormiez ? Je ne parle pas de quelqu'un qui vous aurait "vu" dormir, ou de votre imagination vous représentant votre corps dans votre lit ; ni de votre promenade dans vos rêves, ni même encore de cet éventuel "voyage hors du corps" que certains s'enorgueillissent actuellement de savoir réussir !

          Je veux dire : lorsque vous étiez inconscient, plongé dans le sommeil profond. Vous existiez pourtant. Vous existiez, AVANT ce moment magique où une étincelle de conscience vous a réveillé et où subitement vous avez eu, en premier lieu conscience de vous-même (c'est-à-dire conscience d'exister), puis en second lieu, conscience du monde environnant, avec d'un seul coup une avalanche d'informations déversée par le mental : le temps, l'espace, les souvenirs, les projets, et les multiples perceptions qui brutalement vous envahissent et se chargent de noms, de couleurs, d'identifications, de jugements, d'évaluations, d'émotions, etc., etc. ... !

            Ceci, c'est l'enfer et le paradis, c'est le cercle du samsara, c'est l'infinie diversité des phénomènes qui se déploie comme une subite hallucination devant vous et accapare toute votre attention, pour vous noyer, vous absorber dans son tourbillon.

           Mais avant ce torrent de sensations il y avait  cet Être qui Est, qui était et sera, qui demeure et se trouve à l'origine de l'explosion observée car tout est en Lui et n'en est que l'expression... C'est pour cela que l'on parle aussi d'une Parole : du « Verbe » !  Il était avant (voyez le visage immuable du Bouddha dans l'article précédent) et il sera après car il n'a fait que se projeter dans une effusion d'Amour.

            C'est aussi ce qu'on appelle le Soi ou Pure Conscience, avec ses  deux facettes : l'une immuable et parfaitement sereine qui est la Réalité suprême, et l'autre mobile et en transformation permanente qui est sa manifestation et, à travers le mental, se diffracte en myriades de formes, de sons, d'odeurs et de couleurs dans une grande symphonie cosmique dont nous sommes ici-bas les témoins, les participants, les éléments ravis ou effrayés suivant les cas.

          Mais c'est à nous, et à nous seuls qui avons la chance de posséder la "conscience de soi", qu'il est donné de pouvoir remonter vers la Source, et de découvrir que cette Réalité immensément pure est la nôtre, au-delà et bien avant l'apparition de toute pensée.

     

    « Je Suis »

     


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    Enseignement

     

     

    Le Maître est assis dans le parc
    Avec ses disciples

     

     Ils échangent une nourriture
    Que l’on ne voit pas

     

    Le Maître parle
    Mais on ne l’entend pas

     

    Les disciples écoutent
    Et dans leur cœur vibre une flamme

     

     Le Maître a seulement levé l’index
    Et le disciple s’est embrasé

     

    Le Maître est dans le parc
    Et la flamme brûle

     

    Gigantesque
    Unique

     

     

    Enseignement

     

     

     


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          Cet article vient éclairer et compléter, s'il est possible, le message du poème précédent ("Enseignement").

            On y voit un enseignant paré du nom de "Maître", ce qui peut sembler présomptueux, et des disciples qui, pris dans une flamme, disparaissent.

              En conclusion il ne reste plus que le Maître... mais que sont devenus les disciples ?

     

    Sîmorgh

     

             L'enseignement  soufi et le Cantique des Oiseaux de Farîd od-dîn 'Attâr (souvent appelé "Conférence des Oiseaux", mais que j'utilise ici dans la traduction versifiée de Leili Anvar - voir ici) permettent de mieux comprendre cette scène, qui ne se situe pas au niveau de la conscience ordinaire, mais dans un domaine beaucoup plus profond et intérieur.

             Les oiseaux du poème représentent les âmes des mystiques assoiffés du Divin, lequel n'est accessible qu'à la condition de se détacher totalement du monde dans un don de soi total à l'Absolu.

              Cet Absolu, qui est bien plus qu'un dieu, emprunte ici son nom à un oiseau immense et fabuleux qui en Persan est au féminin : la Sîmorgh ; ce nom est un coup de génie d'Attâr, car outre le fait que ce côté féminin permet d'enflammer le cœur des quêteurs et de maintenir leur soif ardente, il forme de plus un jeu de mots avec l'expression persane "trente oiseaux", qui se dit : sî morgh.

            Le texte étant extrêmement long, j'ai fait de nombreuses coupures pour vous présenter l'essentiel de la découverte ultime que font les aspirants. Mais il en ressort que, si la Majesté Suprême enfin rencontrée leur renvoie leur propre image, c'est uniquement parce que, l'ayant conçue comme "Toute Autre" et ayant brûlé pour elle d'un feu exceptionnellement puissant, ils ont réussi à s'anéantir eux-mêmes.

           Ceci réalisé, on remarque alors qu'il ne reste plus rien : ni guide, ni chemin, car tout n'était que rêve... Mais cela n'a pu être perçu bien sûr que parce que ce rêve avait été anéanti par leur sacrifice ! Tout ce qui concernait un guide, un chemin, était situé au niveau de l'ego, au niveau de la conscience ordinaire du monde manifesté. Or détruire l'ego leur a demandé de traverser sept vallées remplies d'angoisses et de tentations, d'épreuves de toutes sortes : sept vallées menant au détachement parfait. Ce que je nomme un Maître était alors indispensable pour les maintenir dans une quête réelle pouvant les conduire au-delà d'eux-mêmes. Cette aspiration absolue, il fallait bien qu'un témoin leur en ait donné l'idée au préalable, et ce fut d'abord la huppe ; mais le "maître intérieur", celui qui les attire ultimement, c'est la Sîmorgh, leur propre Essence parfaite.

         Voici le texte :

     

    De la nuée d’oiseaux envolés vers le ciel,
    Trente parvinrent au seuil, et trente seulement ;

    Trente oiseaux déplumés, faibles et abattus,
    Cœur brisé, corps épuisé, et l’âme envolée.

    De loin leur apparut, Majesté souveraine,
    La Présence au-delà des attributs, des mots,
    Présence qui surpasse et raison et science,

    Présence dont l’éclair de Plénitude brillait,
    Qui brûlait, chaque instant, cent mondes dans son feu. (…)

    Alors les trente oiseaux restèrent là, prostrés,
    Comme des volatiles à la tête coupée,

    Perdus, anéantis, infimes, moins que rien.
    Ainsi le temps passa pour eux dans cet état…

    Enfin un chambellan de la Cour souveraine
    Leur apparut soudain, messager de la Gloire.

    Il vit là trente oiseaux hébétés, déplumés,
    La vie au bord des lèvres et le corps consumé,

    Prostrés et stupéfaits, vidés du vide, du plein.
    « D’où venez-vous, dit-il, que faites-vous ici ?

    Dites-moi votre nom, misérables oiseaux !  (…) »

    Les oiseaux répondirent, tous d’une seule voix :
    « Nous avons voyagé jusqu’en ce lieu extrême
    Pour que Sîmorgh enfin soit notre Souveraine (…)  »

    Mais le chambellan dit : « Ô  pauvres égarés
    Tout barbouillés encore du sang de votre cœur, (…)

    Que pouvez-vous donner, si ce n’est vos soupirs ?
    Allons, rentrez chez vous, partez, ô pauvres fous ! »

    À ces mots les oiseaux tombèrent en désespoir
    Au point qu’ils semblaient morts et perdus pour toujours. (…)

    « Mais l’éclair de la Gloire, reprit le chambellan,
    Quand il se manifeste, anéantit les âmes.
    À quoi sert de subir les tourments d’une flamme ? (…) »

    Les oiseaux, dont les ailes étaient déjà brûlées,
    Dirent : « Voici nos âmes. Que le feu les dévore !

    Le papillon jamais eut-il peur de la flamme,
    Lui qui dans le feu même atteint à la Présence ?

    Il se peut que jamais nous n’atteignions l’Aimée
    Mais nous pouvons au moins ici nous consumer…

    Si l’Être désiré est pour nous hors d’atteinte,
    Il nous reste ici même à nous anéantir. » (…)

    Les trente oiseaux noyés de désir et souffrance
    Avaient ainsi prouvé leur valeur en amour ; (…)

    Le gardien de la Grâce ouvrit enfin la porte
    Et leva devant eux cent voiles à chaque instant.

    Alors se révéla le monde du non-voile,
    Jusqu’à l’irradiation de la Lumière Suprême. (…)

    Alors, dans le reflet de la Sîmorgh des mondes,
    Ils virent, luminescente, la Face souveraine :

    Ils virent reflétés « trente oiseaux », les « sî morgh »,
    Ils virent que Sîmorgh n’était autre qu’eux-mêmes,

    Que sans l’ombre d’un doute Sîmorgh était sî morgh
    Stupéfiés de se voir autres et pourtant eux-mêmes… (…)

    Sa Majesté Sîmorgh leur dit, mais sans parler :
    « Le Soleil de la Majesté est un miroir ;

    Celui qui vient à Elle ne peut voir que lui-même. (…)

    Vous avez traversé les sept hautes vallées
    Et vous avez fait preuve d’un courage viril,

    Pourtant c’est dans Mes Œuvres que vous cheminiez ;
    Vous n’avez que rêvé la vallée de l’Essence,
    Vous étant endormis au creux des Attributs.

    Vous voilà trente oiseaux hébétés et perplexes,
    Aux cœurs énamourés, impatients et sans vie ;

    Mais Moi, Je suis la seule véritable Sîmorgh,
    Je suis la pure Essence de l'Oiseau souverain.

    Il vous faut maintenant, dans la grâce et la joie,
    Annihiler votre être tout entier en Moi
    Afin de vous trouver vous-mêmes dedans Moi ! »

    Il s'annihilèrent donc, cette fois pour toujours
    Et l'ombre disparut dans le Soleil, enfin...


    Pendant qu’ils cheminaient, la parole régnait ;

    Une fois le but atteint, il ne resta plus rien :

    Ni début et ni fin, ni guide ni chemin,
    Et c’est pourquoi ici la parole s’éteint.


    Farîd od-dîn 'Attâr
    Cantique des oiseaux adapté en distiques français par Leili Anvar,
    vers 4180 à 4288 (avec coupures)

     

    NB : Vous pouvez découvrir une superbe lecture de ce texte avec accompagnement d'instruments traditionnels persans sur youtube à cette page, lecture théâtrale organisée en public par Leili Anvar et Frédéric Ferney à l'occasion du 20e Festival des musiques sacrées du monde à Fès en 2014 : le texte que j'ai reproduit débute vers 54'55.

     
     

    Oiseau

     


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  •          «  Pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ? »

               Voici très certainement la devise du mental.

            Car alors qu'en cette vie il n'y a strictement rien à faire : nous sommes nés à notre insu et mourrons de même, et tout le reste se déroule de la même manière sans que nous y puissions quoi que ce soit, notre éducation et les conditions de notre existence nous ayant été imposées, les pensées ou sentiments qui orientent nos prétendus "choix" nous arrivant sans que nous y soyons pour rien, et nos mouvements étant dictés par la nécessité, l'habitude ou l'impulsion la plus inattendue, sans que nous y puissions davantage... Alors donc que la vie s'organise à travers nous sans nous, notre mental ne cesse de nous fatiguer, nous tancer comme la mouche du coche, avec des souvenirs, des jugements, des suppositions, des comparaisons, des projets, des espoirs, des craintes, des angoisses, des regrets, des exigences, etc., etc.

     
              Pour sortir de l'hindouisme ou du soufisme et montrer que la Vérité est la même pour toutes les religions et voies spirituelles d'où qu'elles proviennent je citerai une grande mystique chrétienne, Mme Guyon, qui vécut au XVIIe siècle et fut entre autres le guide spirituel de Fénelon. Ses conclusions sont les mêmes que celles de Ramana Maharshi quand il préconisait : "Déposez donc vos bagages et laissez-vous porter par le train !" à la seule différence qu'elle emploie le mot "Dieu" où il emploierait celui de "Soi", et le mot "âme" où il dirait peut-être "ego"...

     

        « Il me semble que tant que l'âme reste en elle-même par quelque consistance, les choses s'impriment et laissent des traces (...)  ; mais lorsque l'âme est devenue sans consistance et qu'elle s'écoule sans cesse dans son Être original, comme une eau pure et fluide, rien ne s'imprime, tout passe et ne laisse aucun vestige. Ces personnes mêmes ne font presque plus de songes : si elles en font, elles les oublient, rien ne reste. (...) »

    Mme Guyon, De la Vie Intérieure
    (Lettres-discours)- Phénix éditions-2004

     

         Et plus loin :

       «  L'homme s'éloignant de son Dieu et ne s'en rapprochant plus devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu'il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il l'avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, et plus il fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il se rapprochait assez près de Dieu il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c'est la propriété 1 qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s'écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. (...)

          Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l'Âme dans son rien ne peut rien, n'est propre à rien. Il n'y a que l'Être créateur qui la rende propre à tout ce qui lui plaît. (...) »

    (Id.)

    1 "propriété" : ce terme évoque chez Mme Guyon toute référence aux termes de "moi" ou de "mien", tout ce que l'on rapporte à "soi" en tant qu'individu.

     

        Nous retrouvons ici la conclusion du Cantique des Oiseaux mais sans connotation dramatique : cette liquéfaction, cette fluidité, ne sont que notre état naturel. L'abandon parfait n'apporte que la paix. En nous avalant, le Lion fait de nous ses héritiers.

     

    Abandon

     


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              Serions-nous ce cours d'eau, qui ne se laisse perturber par rien de ce qui l'environne mais au contraire glisse imperturbablement en lui-même, intouché, inchangé, jusqu'à découvrir que plus rien ne le définit, car dans l'océan il est dissous ?

     

     La symphonie du Ruisseau 1 (Pierre Lescaut)

     

    Elle a surgi
    On ne sait d’où

    Ni comment

     

    Elle serpente à travers champs
    Gaie et chantante
    Sourit aux fleurs

    Aux herbes folles

     

    Elle serpente à travers bois
    Pénètre au creux des noirs fourrés
    Se glissant entre les racines

    Passe un goulet et ressurgit

     

    Elle serpente à travers monts
    File entre les rocs escarpés
    Saute des creux heurte des bosses

    Et plonge en cascade rieuse

     

    Elle s’étale dans la plaine
    En reflétant les blancs nuages
    Elle se rit du vent des grêles

    Et se grise des chants d’oiseaux

     

    Et puis soudain voici l’estuaire
    Et tout à coup plus de rebords
    Elle est dissoute dans le flux

    Où était-elle Que fut son cours

     

    Et puis voici c’est l’Océan
    Plus de limites de mouvement
    Point d’origine et point de terme

    Espace ouvert infiniment

     

     

    Océan

     

     


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