• Prodiges

         
          Dans l'article précédent, quand nous évoquions le Mahâbhârata, certains disaient qu'il y était question de batailles ; pourtant ce mot sanskrit ne signifie pas comme on pourrait le croire "la grande bataille". En effet Bharata représente d'abord le nom d'un roi mythique, puis celui donné à ses descendants ("les Bharata") ; et par la suite, avec l'allongement du premier â, il est devenu celui donné à l'Inde elle-même (Bhârata), c'est-à-dire "le pays des Bharata". Quant au préfixe mahâ, on sait qu'il signifie simplement "grand". Le sens de ce titre serait donc  plutôt : "la grande histoire de l'Inde".

          Cependant il est certain que toute la trame de la légende mène au prodigieux combat final, qui quand on le lit a des allures de cataclysme.

           Dans toutes les traditions il y a semble-t-il à l'origine, dans ce qu'on appelle "les textes fondateurs", une épopée dont les déchirants combats éveillent en nos cœurs des échos de vérité. 

     "Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent"

        a dit Victor Hugo dans "les Châtiments", et comme ces luttes sont souvent le combat désespéré de héros pour faire valoir leurs droits et donc faire triompher leur vision du Bien contre ce qui apparaît comme un Mal, ces récits nous semblent évidemment être la pure image de la Vie, dans son aspect le plus élémentaire.

           Cependant on remarque aussi dans ce texte une intervention perpétuelle du merveilleux, et plus peut-être que dans nos épopées occidentales (l'Iliade, l'Odyssée, l'Énéide...), à l'image plutôt de ce que l'on appelle aujourd'hui le style "Fantasy". Un merveilleux issu tantôt des armes prodigieuses utilisées par les héros, qui les tiennent des dieux eux-mêmes, tantôt de la nature même des personnages puisqu'ils sont généralement issus de dieux ou de démons et voient parfois paraître leurs parents - voire apparaissent eux-mêmes - sous des formes extraordinaires, tantôt enfin de l'emphase du narrateur qui donne aux scènes relatées une ampleur cosmique.

            J'aimerais vous en citer quelques passages à titre d'exemple et vous livrer ensuite l'étrange réflexion que cette lecture m'a inspirée. 

       Pour vous permettre de mieux comprendre l'extrait suivant, voici quelques précisions concernant les termes en italique :
         Arjuna est un Pândava ou fils de Pându et se bat avec ses quatre frères pour récupérer leur part du trône de leur père qui leur a été usurpée par leurs cousins les Kaurava ; Krishna, roi d'un pays voisin, est de leur côté et pour mieux les aider s'est fait le cocher d'Arjuna, c'est-à-dire qu'il conduit son char et le conseille sans toutefois être mêlé au combat. Gândîva est le nom donné à l'arc fabuleux d'Arjuna, qui se jette ici sur Jayadratha, un roi allié des Kaurava, parce qu'il vient de tuer son fils ; sa vengeance ne peut être effective que s'il lui tranche la tête, mais Arjuna vient d’apprendre de Krishna que si la tête de Jayadratha touche le sol une malédiction va le faire exploser lui-même à l’instant, d'où le prodige qu'il réalise en soutenant celle-ci avec ses flèches.

    « Tel un incendie avivé par le vent qui consume un bois épais, le fils de Pându, entraîné par Krishna comme par un ouragan, engloutit la forêt des Kaurava de ses traits de feu. (...) La rapidité d'Arjuna rend impossible de distinguer le moment où il prend une flèche de son carquois, de celui où il tend Gândîva, et de celui où le trait part : son arc paraît un immense cercle en mouvement continuel. On n'entend qu'une terrible vibration qui ne cesse plus et on ne  voit rien d'autre qu'une couronne de flammes qui  jaillit autour du héros. (...) Arjuna sort alors de son carquois une arme céleste redoutable. Ce projectile, adoré pendant longtemps avec des parfums et des guirlandes de fleurs, chargé de formules secrètes, ne peut manquer son but. Arjuna lui  infuse la force de la foudre, l'ajuste sur son arc, vise, et l'envoie avec une force incroyable sur Jayadratha. Le projectile céleste arrache la tête de son adversaire comme un faucon saisit un petit oiseau au sommet d'un arbre. Immédiatement, Arjuna, tirant toujours, soutient en l'air, de ses flèches, la tête coupée et la fait s'avancer sans qu'elle approche le sol. » (Treizième journée - ouvrage cité ici).

     Krishna mène Arjuna au combat 



          Dans ce texte, tout semble mis en oeuvre pour créer sur le lecteur une forte impression et l'on demeure stupéfié ; de plus, l'élégance du style et la beauté des comparaisons suggère plus une admiration émerveillée que l'horreur devant la férocité des combats.

           C'est pourquoi sans doute, loin d'être rebutée par cette lecture (ce qui est peut-être dû à la qualité de l'adaptation que j'ai entre les mains), je me suis laissée emporter par ce sentiment d'émerveillement élargi à des dimensions cosmiques et me suis mise à le ressentir face à tout ce que j'avais autour de moi... à commencer par la musique que j'écoutais. Car lorsque l'on écoute un orchestre symphonique, on est en plein prodige n'est-ce pas ? Comment n'être pas stupéfié à l'idée que l'on ait pu, à partir de morceaux de bois et de boyaux filés en forme de cordes, puis d'une baguette de bois sur laquelle sont fixés des crins, fabriquer cet instrument qu'on appelle le violon ? Et qu'on ait pu réussir à en jouer ? Et que des cerveaux humains aient pu concevoir des méthodes d'écriture pour associer des dizaines d'instruments de ce genre, de différentes tailles, et faire en sorte qu'ils puissent avec d'autres encore interpréter ce qui est écrit pour produire la musique la plus extraordinaire qui soit ?

           Comment même imaginer que l'on puisse percevoir quelque chose d'aussi fabuleux que la mélodie d'un violon ? Et d'où sort-elle, cette musique ? Et qui a fait l'oreille capable de l'entendre ?

         Et comment imaginer que nous puissions être des individus définis posés sur des pieds et capables de se déplacer ! Et qu'en ouvrant ce qu'il est convenu d'appeler une bouche nous émettions un son qui, une fois modulé, devient compréhensible à un auditeur sous la forme d'un discours !! Comment comprendre que nous percevions des formes devant nous qui soient identifiables et qui pour nous représentent un univers, des "autres", et toutes sortes d'éléments qui nous paraissent familiers et nous sécurisent ! Car même dans une situation que nous qualifierions d'effrayante, tout nous est familier, tout fait partie de ce "monde" qui apparaît on ne sait comment de ce que nous pensons être nos yeux, nos oreilles, notre toucher.

         Comment imaginer que nos doigts, à l'aide d'un ustensile ou d'un "clavier", puissent tracer des signes qui pour d'autres (mais qu'appelons-nous "autres" ??) deviennent intelligibles ? Où est situé le sens et d'où provient-il ? Où se dirige-t-il ? Quel est son but ? Qui peut à son tour interpréter ce que nous avons émis, et comment ?...

           Tout, absolument tout ce dont nous sommes ici témoins, est prodige. Et même si en Inde l'habitude des antiques ascètes était de devenir de véritables magiciens, au point que cette épopée foisonne de malédictions ou de bénédictions provoquant les plus étonnants résultats, la simple observation du milieu dans lequel nous baignons et que l'on appelle "la Vie" provoque la stupéfaction, la sidération. Les "scientifiques" ne peuvent que l'explorer, non la maîtriser ; et plus ils l'explorent, et plus ils sont émerveillés, au point que ceux qui sont vraiment allés au point ultime de l'astrophysique ne peuvent que reconnaître leur impuissance devant une Intelligence qui les dépasse infiniment (voir par exemple ce livre).

         Le combat des Pândava contre les Kaurava, tel l'assaut des vagues déchaînées par la tempête, nous présente un raccourci saisissant de tout le cycle de la Vie, qui de toute manière s'achève inévitablement pour tout individu par sa mort, tout comme pour toute vague par sa dissolution dans l'immensité de l'Océan ... ou pour toute note jouée, par sa fusion indifférenciée dans l'immensité de la Musique.

          

     

     

     

    « MahâbhârataLa fin de la quête »

  • Commentaires

    1
    Lundi 15 Janvier 2018 à 07:07

    Un texte enrichissant 

    Et oui cette musique dans toute son immensité tu as raison de le dire 

    Merci pour ta générosité 

    _DSC6205

    Bonne semaine 

      • Lundi 15 Janvier 2018 à 09:59

        Merci, Rose, pour ta présence et tes jolies photos.

    2
    Lundi 15 Janvier 2018 à 11:20

    Bonjour Aloysia,

    Les cerveaux humains peuvent créer le plus beau, le plus prodigieux, comme le plus laid, le plus inhumain !

    Les instruments de musique font partie des merveilles de ce monde faisant revivre la musique des anciens aussi bien que celle d'aujourd'hui.

     

    Bises 

      • Lundi 15 Janvier 2018 à 16:44

        Tu as raison, Danaé.

    3
    Lundi 15 Janvier 2018 à 20:50
    durgalola

    merci pour ton texte ; il est certain que je lirai ce livre. 

    Le livre que tu nous proposes "notre existence a t elle un sens ?" doit être très intéressant.

    Et je reviendrai écouter la musique de Saint Saens. Bises

      • Lundi 15 Janvier 2018 à 21:31

        Il n'est pas indispensable d'écouter Saint-Saëns, sauf que ce final a un côté fracassant qui évoque assez la somptuosité des batailles relatées dans le Mahâbhârata ; par contre il est intéressant de regarder jouer les musiciens lorsqu'on les voit de près, en illustration à mon propos qui s'étonne de telles performances, et il est amusant - je ne m'en suis aperçue qu'après coup ! - de découvrir que j'ai choisi un compositeur nommé précisément "cinq sens" pour illustrer l'idée que tout ce dont nous sommes témoins nous est offert par nos sens... ! Cependant j'ai choisi cette vidéo parce qu'elle est courte et particulièrement expressive, mais malheureusement la prise de son est mauvaise.

    4
    Mardi 16 Janvier 2018 à 10:06
    daniel

    La vie est une vibration. Tout est vibration: la musique, les couleurs, les êtres. Nous vivons au sein d'une grille inextricable de vibrations.

    5
    Mardi 16 Janvier 2018 à 11:00

    La vie est une merveilleuse vibration musicale

    Pour atteindre le final en extase il faut se battre s'accrocher se dépasser chuter se relever.

    Et pourtant certains se battent détruisent honnissent le beau l'art 

    Si le cerveau humain peut créer c'est que c'est déjà dans l'univers déjà crée il ne fait que découvrir.

    Belle journée Aloysia en vibration de beauté

    Bisous

    6
    Mardi 16 Janvier 2018 à 15:22
    durgalola

    c'est amusant ... et j'aime beaucoup apprendre par les autres ; je ne suis pas amatrice éclairée de musique classique et c'est bien de s'ouvrir et à force, d'apprendre à reconnaître les musiciens. 

    Tu m'as fait découvrir des contemporains que je n'aurais jamais écouté autrement. 

    Très bonne journée. 

    7
    Mardi 16 Janvier 2018 à 15:47
    Merci de vos commentaires mes amis. La tempête m'a privée d'internet et peut-être pour plusieurs jours à ce qu'il paraît... Comme je n'ai que ce petit téléphone ça va m'apprendre à me taire et à vous écouter davantage... Affections à tous.
    8
    Jeudi 18 Janvier 2018 à 19:20
    durgalola

    j'espère que tout fonctionnera à nouveau bientôt. Bises et bonne soirée.

    9
    gazou
    Dimanche 21 Janvier 2018 à 20:11

    Les textes sacrés ne me parlent pas beaucoup, sauf de  rares fois, je n'arrive pas à les relier à ma vie de tous les jours...

    j'espère que les méfaits de la tempête seront bientôt oubliés et que tout fonctionnera bien bientôt

      • Dimanche 21 Janvier 2018 à 20:47

        Là c'est à cheval entre un poème épique et un récit d'aventures mythologiques. Disons que c'est du merveilleux. C'est  ce qui me plaît moi qui étais bibliothécaire jeunesse ; tous les petits indiens le lisent à l'école, c'est à la  base de leur culture comme nous les fables de la Fontaine ou les contes de Perrault.

        Bisous.

    10
    Dimanche 21 Janvier 2018 à 21:19
    durgalola

    merci pour ta visite et je m'excuse pour les souvenirs réveillés. J'ai vu un article rappelant que cela ferait 50 ans cette année. Et 50 ans c'est un bon pan de vie, et voilà pour ce retour en arrière. Une année où j'ai cru à un nouveau monde, un changement idéal. Bises et bonne soirée.

      • Lundi 22 Janvier 2018 à 09:56

        Il y a eu en 68 une conjoncture planétaire qui a été très dure pour certains, pas pour tous cependant. Mais tu as raison, cela va faire 50 ans.

    11
    Lundi 22 Janvier 2018 à 19:42

    Merci pour la richesse de tes textes et tes propositions qui font réfléchir. Amitiés.

      • Lundi 22 Janvier 2018 à 22:24

        Merci de ta visite, chère Ariaga.

    12
    Mardi 23 Janvier 2018 à 13:56

    Coucou Aloysia

    Merci pour tous tes commentaires pertinents. 

    Bisous et bel après-midi

    Juste un petit copié-collé d'un message de Dani des Chats du Bocage qui m'a fait connaître Jean-Baptiste :

    Tes visiteurs sont plus durs que les miens ^-^

    Ce monsieur Jean-Baptiste ne veut pas remplacer Johnny. 

    Il a juste la même voix.

    Jusqu'au décès de Johnny, il chantait en Bretagne.

    C'est un monsieur très simple, qui ne se prend pas le chou.

    Il n'a jamais rencontré Johnny, contrairement aux sosies.

    Lui c'est la voix qu'il a. Pas du tout le physique.

    Il ne veut pas lui ressembler.

    ► Sur cette vidéo à 09:25 il explique sa voix ◄

    Tu vas voir, il est très simple.

    Il ne se prend pas le chou, et moi, c'est ce qu'il me plait.

    Je rajoute ton lien sur mon article.

    Bisous Béa et bonne soirée.

    Caresses à Délice et Lisa.

     

    13
    Mercredi 31 Janvier 2018 à 00:01

    Comme tu sais tirer de ces textes un éclairage sur nos vies !

    Je trouve cette aptitude fabuleuse. Ces enseignements tu les respires et tu nous les restitues par le souffle de tes mots.

    14
    thierry
    Dimanche 27 Mai 2018 à 16:27

    Précieuses sont tes paroles et chère est ta voix



    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :