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Défense des humanités et réalités du terrain...
Je vous propose ici un article de Jacques Secondi, paru dans le Nouvel Économiste, et consacré à la défense de l'enseignement des langues anciennes au lycée.
Langues anciennes
« Les humanités ne servent à rien en particulier, mais elles peuvent être utiles à tout . »
Les arguments de Barbara Cassin1, philosophe et helléniste, pour sauver les langues anciennes et la culture générale du naufrage.
La culture générale régresse. Ce serait la fin des humanités classiques et, en laissant s’accomplir le naufrage, les pouvoirs publics accepteraient de voir affaibli le pouvoir d’influence de la France, dénonce dans Le Monde un collectif d’écrivains et de philosophes autour d’Erik Orsenna et de Régis Debray. Invention – “digne des Monty Python” suggère le groupe – d’un concours de recrutement de professeurs de lettres classiques sans latin ni grec, disparition de l’enseignement de l’histoire-géographie pour les terminales scientifiques : ce qui était une possibilité largement offerte par l’école publique se transforme en un parcours du combattant réservé à une minorité ultra-motivée.
Spécialiste des philosophies anciennes, Barbara Cassin est solidaire. Elle insiste, elle, sur ce qui dans l’étude des altérités, celle des langues et des cultures, permet la formation de la capacité de discernement et de l’esprit critique, bref de citoyens à part entière. Laisser mourir les textes anciens serait casser le miroir lointain qui permet une meilleure lecture de notre monde. Les humanités ne servent à rien en particulier, mais elles peuvent être utiles à tout, et c’est ce qui rend leur survie si compliquée à l’heure de l’utilité quantifiée et immédiate, juge la philosophe.
« Les humanités représentent un outil précieux à notre disposition pour forger la capacité de chacun à penser, à discriminer, à critiquer, au sens grec du terme, c’est-à-dire à avoir du discernement. Les formes en sont variées. Il peut s’agir de l’étude des langues anciennes et des œuvres écrites dans ces langues. Rien d’exclusif dans ce choix, mais en leur présence, le processus de formation du sens critique se déclenche indiscutablement. Les langues anciennes donnent accès à un monde qui, d’une part, a formé le nôtre, d’autre part constitue une entité d’une grande richesse.
À partir de ce monde-là, on peut réfléchir aux interactions avec les autres mondes, dont le nôtre. Il ne s’agit en rien de rechercher des solutions toutes faites dans un lointain passé. En revanche, on trouve dans ces œuvres des problèmes bien posés qui nous aident à réfléchir et à mieux comprendre nos propres difficultés. C’est tout cela qui est en danger. Il y a un monde de textes anciens qui nous permettent de nous observer nous-mêmes d’un autre point de vue.
Si nous ne continuons pas à les visiter, ces textes vont finir par être réservés aux seuls spécialistes et par mourir. Les textes successifs dialoguent entre eux, ceux du présent empruntent à ceux du passé, et les textes anciens se relisent de manière différente lorsque l’on a connaissance des écrits modernes. Lorsque Aristote explique la démocratie, on mesure la proximité avec Marx. A la relecture de Marx, on constate que celui-ci est en dialogue constant avec Aristote. En ce sens, les textes antiques sont aussi modernes, par le biais de ce phénomène que l’on nomme l’intertextualité.
De l’intérêt de se voir “d’en face”
L’une des fonctions clés de la culture et des humanités, c’est d’apporter ce pouvoir de “déterritorialisation”. Le mot est de Gilles Deleuze. Il désigne cette faculté de l’individu à s’extraire de lui-même pour se regarder comme dans un miroir. Les langues constituent un outil puissant pour y parvenir. Le Dictionnaire des intraduisibles2, sur lequel nous avons été cent cinquante philosophes à coopérer, part de cette idée. Les philosophes butent en permanence sur des textes en langues qui ne sont pas les leurs. Les intraduisibles, ce n’est pas ce qui est impossible à traduire mais ce qui ne cesse de ne pas se traduire.
On découvre en permanence dans les mots de l’autre un sens nouveau et une vision du monde différente que celle que nous donne notre propre langue. Les langues sont des filets lancés sur le monde, chacun avec des mailles de formes et de dimensions différentes. Le mot français “sens” signifie à la fois direction, signification et sensation. Dans quelle autre langue trouve-t-on cela ? Ni dans le grec, ni dans le latin, pas dans l’anglais non plus qui fait de “meaning” et de “sensation” deux mots sans aucun rapport l’un avec l’autre. Pour Lacan, chaque langue se résume à l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé subsister.
Le problème
Le problème n’est pas tellement que les humanités soient moins bien considérées. Simplement, il est aujourd’hui plus difficile d’y avoir accès. Certains de mes étudiants de deuxième année de maîtrise souhaiteraient étudier Platon, mais ils n’ont jamais eu l’opportunité d’apprendre le grec et même d’avoir la moindre idée du fonctionnement de cette langue. Ils ont donc tout à faire en même temps. Le grec, en quatrième, aujourd’hui – c’est à ce niveau que personnellement j’ai commencé à l’apprendre -, c’est compliqué. Le cours a lieu à l’heure du déjeuner, dans tel lycée et dans aucun autre. Cela reste possible bien sûr de l’apprendre, mais il faut le vouloir très fort, ce n’est plus offert. La transmission se fait d’autant moins que les professeurs de lettres modernes n’ont pas forcément pratiqué les langues anciennes. À certains enfants, on propose d’apprendre et d’apprécier les œuvres françaises sur une traduction de Bilbo le Hobbit. Là, il faudrait dire non. Apprendre le français à partir de textes bilingues pour créer cette profondeur de champ que donne la comparaison entre les univers couverts par des mots équivalents dans chaque langue serait très instructif. Mais pas n’importe comment. Étudier des traductions comparées de Poe par Artaud et par Baudelaire aurait un sens.
La France à contre-courant
Ce qui est en train de disparaître ? On peut en juger en faisant des comparaisons. Il y a l’exemple du Brésil en premier lieu, avec lequel nous sommes en relation étroite. C’est un exemple type de pays où l’on a compris l’importance du socle de connaissances de base et l’intérêt qu’il y a à le faire partager. Nos bons étudiants en philosophie ancienne sont encouragés à aller au Brésil où ils ont une chance de trouver un poste. Le jeu y reste très ouvert, dans une société totalement ancrée dans le présent. L’apport des humanités pour construire une culture commune et différenciée y est pleinement reconnu. L’autre pays qui a accordé récemment une grande place au sujet est l’Afrique du Sud. La grande demande de la commission “Vérité et réconciliation” était d’étudier le fonctionnement de la démocratie, de se poser la question de savoir s’ils pouvaient se considérer comme une nouvelle Athènes. L’amnistie, au cœur de la problématique de réconciliation, faisait partie des thèmes de travail. C’est une question qui fut instruite en leur temps par les Grecs. Comprendre que la première amnistie intervint après la guerre civile des trente et qu’en grec le terme est le même qu’amnésie peut permettre de gagner du temps et de la sagesse lorsque l’on commence à réfléchir à un tel sujet. On amnistiait dans la Grèce antique en sous-entendant que cet acte passait par l’oubli, et donc aussi par le pardon.
La France n’est pas seule à aller à contre-courant de cette redécouverte par les pays neufs de l’importance des humanités. Cambridge et Oxford ne se sentent pas menacés en raison de leurs bonne situation financière. Mais le département de philosophie de l’université du Middlesex, pourtant si bien notée, a été victime des coupes budgétaires. Et toutes les protestations du monde, y compris une supplique adressée au Pape, n’y ont rien changé.
Le faux argument des discriminations
On entend souvent l’argument selon lequel les humanités et la culture générale seraient des facteurs de discrimination. C’est prendre le problème à l’envers. Cela renvoie à la critique que le président Sarkozy fit un jour de l’affaire de La Princesse de Clèves 3 . En substance, pourquoi une guichetière aurait-elle besoin d’avoir lu La Princesse de Clèves ? sous-entendait le Président. Est-ce de cela qu'on va lui parler au guichet ?
Bien entendu non, mais pourtant bien sûr que cette connaissance peut lui être utile, en tant que femme et citoyenne. Il est important de transmettre ce socle commun de connaissances pour que chacun puisse y puiser une confiance en soi et y choisir ce qui lui permettra de mieux s’épanouir. J’ai vu mes enfants s’ouvrir parce qu’un bon professeur leur avait fait lire une oeuvre qui, à un moment donné, a capté leur attention. La perception du monde d’un adolescent peut changer après la lecture de La Sorcière de Michelet, étrange et énigmatique avec un début de sexualité, ou de La Terre de Zola. L’avantage particulier du grec et du latin est de faire la démonstration qu’une langue sert à autre chose qu’à communiquer.
Vous ne demanderez pas une tasse de café en grec ancien, mais par contre vous aurez l’occasion d’observer un monde, le vôtre, se constituer devant vos yeux. Tout cela ne sert à rien directement, et donc cela sert aussi à tout. Il ne s’agit pas de cumuler des connaissances. Les humanités nous offrent une méthode d’apprentissage de la personnalité. On peut d’ailleurs en décliner l’esprit dans d’autres domaines que les traditionnelles langues anciennes, la philosophie ou l’histoire. À l’école, dans certaines classes, les trois quarts des mains se lèvent lorsque vous demandez aux élèves s’ils connaissent, par leurs parents, une autre langue que le français.
Pourquoi laisser cette richesse en friche ? On pourrait appuyer des humanités sur l’étude de ce que chacun connaît de la manière d’exprimer la même idée dans des langues différentes. C’est un apprentissage de l’esprit critique capable de saisir les formes du monde qui nous entoure. Il n’y a pas d’âge pour cela. Dans des expériences pédagogiques d’enseignement de la philosophie en maternelle, on amène les enfants à travailler sur des questions pour eux fondamentales de ce qu’est être grand ou petit. C’est à cela que servent les humanités : à avoir du jugement, de l’esprit critique, du goût, c’est-à-dire de la capacité à différencier et à choisir.
Hier plus qu’aujourd’hui ?
L’idée de faire ses humanités semble jugé d’un autre âge. Un esprit sain dans un corps sain, cela reste pourtant toujours à peu près d’actualité, à toutes les époques. Le mot clé, c’est la démocratisation, réduite à l’époque ancienne. Gargantua faisant ses humanités appartient à une toute petite élite. L’idée n’est pas de demander la même chose à tout le monde, mais d’offrir à chacun les mêmes possibilités. L’erreur actuelle aboutit à enfermer les individus. Remettre les humanités au cœur du réacteur de la formation et de l’éducation, cela reviendrait à laisser plus de portes ouvertes. L’important est d’entretenir des alternatives et des deuxièmes choix à Google et au “ranking”.
Cette manière offerte par le moteur de recherche de parcourir le monde en utilisant comme critère la popularité 4 n’est pas diabolique en soi. Elle le devient s’il n’y a plus que cette grille disponible pour appréhender le monde. Si tout cela disparaît, on se dirige vers un monde où les humanités seront des disciplines de spécialistes. On les appellera à l’occasion à son chevet de dirigeant ou d’élu, comme des coachs ou des gourous. Est-ce vraiment souhaitable ? »
1 - Spécialiste des philosophies anciennes, Barbara Cassin est directrice de recherches au CNRS et du Centre Léon-Robin sur la pensée antique. Née en 1947, elle avait vingt ans en 1968 : pour elle, une période de portes grandes ouvertes qui lui a permis de côtoyer les figures de l’époque, de Martin Heidegger à René Char, et de s’imposer en femme philosophe. En d’autres temps, dit-elle, on l’aurait orientée vers la poésie. Son intérêt pour le langage, avec ses équivoques et sa puissance d’explication du monde, l’ont amenée à labourer patiemment le champ pas si fréquenté de la sophistique. C’est pour mieux se dresser en défenseuse convaincue de la diversité linguistique. Elle a dirigé le groupe de recherche sur le vocabulaire européen des philosophies pour aboutir au volumineux Dictionnaire des intraduisibles qui met face à face l’expression en différentes langues des grands concepts de philosophie. Elle s’est impliquée dans le mouvement “Sauvons la recherche”.
2 - Dictionnaire qui met face à face l’expression en différentes langues des grands concepts de philosophie.
3 - Dans un discours, Nicolas Sarkozy ironisait sur une instruction administrative recommandant d’interroger sur cette œuvre les candidats au concours d’attaché d’administration.
4 - Les résultats d’une recherche à partir de mots clés fait ressortir en priorité les articles les plus consultés par les internautes ayant entré les mêmes mots clés.
Et je vous propose maintenant de le comparer avec les réalités du terrain...
(Un certain nombre de vidéos, sur youtube, portent un titre commençant par "bref", et sont des parodies de différentes situations en principe vécues par des jeunes. Mais il y a en elles une grande part de vérité ! Le comique ne porte que sur la réalité...)
(vidéo disparue)
Ici, nous rencontrons des jeunes partis travailler dans une bibliothèque municipale ou de quartier.
... Et là, il s'agit de trois jeunes de 1ère S (!) devant rendre un travail sur le cinéma à l'occasion de TPE ("travaux personnels encadrés " - que certains appelleraient paraît-il "temps perdu ensemble ").
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Commentaires
1mamalilouJeudi 5 Avril 2012 à 12:00tu imagines comme j'appuie ton choix de billet... tu me connais, et la publication d'aujourd'hui sur caplibre, va dans ce sens aussi... comme tu as peut-être eu le temps de lire car oui, c'est effarant, c'est affolant, c'est accablant nous avons le droit de vote, nous avons à nous positionner dans de nombreux choix, nous avons des responsabilités notamment éducatives, et l'on sait qu'éduquer c'est donner le meilleur de ce qu'on a reçu... autant se blinder avant de commencer.... histoire que, le temps de se décider à faire des enfants, il en reste encore quelque chose... c'est terrible... nous avons besoin de notre histoire et de notre culture pour avancer, nous avons besoin d'intégrer notre existence dans cette histoire pour simplement pouvoir vivre et choisir... la culture c'est ce qui peut nous éloigner de la consommation stupide, de la part féroce de l'animalité... la culture nous fait sortir de l'exclusive fonctionnalité... je t'embrasse fort bravo pour ce traitement de sujet ce soir j'ai entendu quelques "blonderies", fruit d'une pitoyable inculture, et là, je me dis qu'"on" a vraiment massacré une génération...Répondre
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