Après l'Opéra baroque d'Henry Purcell Didon et Enée, puis la vaste fresque d'Hector Berlioz "les Troyens", les aventures d'Enée ont encore inspiré le compositeur du XXe siècle Albert Roussel.
Vénus abandonnant Enée sur le rivage de Lybie
par Giovanni Battista Tiepolo
Mais avant d'en parler, je me suis posé cette question : en quoi Enée peut-il être considéré comme le fondateur de Rome ? Et puisque je vous disais à la fin de mon second article sur Les Troyens que Didon mourait en prophétisant la prise de Carthage par les Romains, en quoi ceci se rapporte-t-il à Virgile, alors que dans l'Enéide la malheureuse Reine s'effondre sans un mot, sinon trois gémissements ? En voici donc l'explication : quoique voyant "plus large" dans son adaptation que Henry Purcell, Berlioz a utilisé un puissant raccourci afin de terminer sur la mort de Didon ; mais dans l'Enéide celle-ci ne se situe qu'au IVe chant de l'épopée, et au sixième le héros rencontre la Sybille de Cumes, redoutable prophétesse qui lui prédit son glorieux avenir... Les six derniers chants (il y en a douze en tout) décrivent donc par le menu l'arrivée d'Enée dans le Latium, puis les guerres qu'il doit affronter avant d'obtenir l'alliance du roi Latinus et d'épouser sa fille Lavinia. Pour ne pas avoir à étendre son oeuvre à l'infini, Berlioz avait dû mettre dans la bouche de Didon ce que plus tard dirait l'oracle, et ainsi laisser sous-entendre la fin de l'aventure. Voyez ici pourquoi Virgile imagina toute cette filiation, et en voici ci-dessous la généalogie, selon un article trouvé dans Wikipedia anglais (ici) :
J'ai surligné en jaune les dieux intervenus dans cette famille, et le résultat est assez impressionnant ! Par ailleurs vous avez en vert Enée lui-même ainsi que les premiers Rois de Rome, tandis qu'en rose j'ai fait apparaître les personnages connus, soit dans l'histoire de Troie, soit dans l'histoire de Rome. (Vous pouvez cliquer sur le schéma pour l'agrandir).
Il y a un petit souci avec "UCI", qui est une traduction de Google pour "ILUS". En effet j'avais utilisé la formule "traduire cette page" ! Et si vous recherchez le dit "Ilus", vous tombez à nouveau sur un site anglais "Greek Mythology Index, qui lorsqu'on en demande la traduction vous redonne "UCI" pour "Ilus" !! Bizarre (voyez là, si le lien fonctionne, sinon refaites la manip). Il y en a bien deux en effet.
Ayant voulu donner à son héros l'étoffe d'Ulysse, Virgile décida de le faire descendre aux enfers, avec l'aide de la Sybille (l'équivalent latin de la Pythie de Delphes). Ce passage étonnant, situé juste au centre du poème épique, sonne comme une transition entre le passé troyen d'Enée (que celui-ci avait évoqué devant Didon), et son destin futur de guerres et de conquêtes : en le conduisant parmi les ombres, celle-ci lui permet de découvrir non seulement son avenir, mais aussi sa descendance. Cependant il croise aussi son père, Anchise, d'anciens compagnons d'armes, et même Didon qui erre parmi le jardin des "morts par amour" et ne le reconnaît plus...
Albert Roussel
C'est de cet épisode que s'inspire la partition d'Albert Roussel (1867-1937), une œuvre de commande et sans doute sa dernière, qu'il composa pour la clôture de la 3e session d'enseignement musical et dramatique de l'exposition de 1935. Conçue sous forme de ballet (on connaît le talent du compositeur pour le ballet, notamment à travers "le Festin de l'Araignée", qui le fit découvrir du grand public, et "Bacchus et Ariane", autre sujet mythologique), cette œuvre austère et profonde a des relents d'initiation.
En effet on y voit Enée entrer dans la grotte où l'attend la Sybille, et qui est l'antichambre des Enfers. Quelques ombres viennent virevolter autour de lui, puis il demeure un temps indéfini dans les ténèbres, jusqu'à ce qu'apparaisse la prophétesse, majestueuse et impressionnante.
Alors lui sont imposées trois épreuves :
- Tout d'abord il est confronté aux plaisirs du monde, auxquels il doit renoncer.
- Puis Didon lui apparaît, qui l'appelle en vain, tandis que dans le lointain des voix lancinantes se font entendre : "il faut brûler Carthage !"
- Enfin, ses camarades de guerre, ses anciens compagnons morts durant le voyage le supplient de ne pas les abandonner.
Enée sort vainqueur de ces épreuves, et on entend une voix proclamer :
"Aeneas s'est dépouillé de sa personnalité d'autrefois. Il vit à présent dans son œuvre. Il vit dans Rome !"
Alors retentit un hymne à la gloire du peuple Romain.
Cette partition aux accents vigoureux et précis, comme toujours chez Albert Roussel, comprend des chœurs (chœur des ombres, chœur des soldats, hymne final), mais s'accompagne aussi, du moins à l'entrée, de fanfares de cuivres qui ne laisse pas de me rappeler l'initiation de Tamino dans La Flûte Enchantée de Mozart. Y a-t-il là une relation avec la Franc-Maçonnerie ? Je n'en sais rien et il n'en est question nulle part...
Quoi qu'il en soit, ce sera pour l'auteur une sorte de testament puisque, succombant deux années plus tard à une crise cardiaque, Albert Roussel vit à présent pour nous également dans son œuvre...
En voici donc des extraits, parmi lesquels vous verrez apparaître la délicieuse sensibilité de cet homme qui, sous des dehors virils (n'avait-il pas été officier de marine ?), cachait une profonde tendresse (orphelin de ses deux parents dès l'âge de sept ans, il avait appris à discipliner ses sentiments).
Ci-dessus l'entrée d'Enée dans la grotte sombre et silencieuse (2'35).
(Belle opportunité, le deezer offre juste des extraits du disque que je possède, et donc que je voulais vous présenter !)
Le passage intitulé "les Joies funestes", autrement dit : première épreuve (6'57).
Deuxième épreuve : "les Amours tragiques", avec le souvenir de Didon. On retrouvera ici le même solo de violon alto que dans "Bacchus et Ariane", sorte de signature roussellienne du désespoir amoureux (3'47).
Entre chaque épreuve on entend cette fanfare, intitulée "interlude", comme une page qui se tourne avec des variantes (cela rappelle un peu les passages d'un tableau à l'autre, dans "Les tableaux d'une exposition" de Moussorgsky) (0'58).
Enfin Enée est vainqueur et voici sa danse de joie (03'01) :
Puis retentit l'Hymne final, splendide dans sa rigueur hiératique (on dirait un colonne de marbre qui jaillit vers son chapiteau !). Cette plage suit immédiatement la précédente et une transition précède l'éclosion de l'hymne (5'53).
Merci au partenariat avec Deezer qui m'a permis de vous passer des extraits entiers sans avoir à les calibrer, puis héberger, enfin insérer avec le dewplayer ! Voici le disque en question, dont la couverture représente un ange en relation avec le Psaume 80, qui figure à la suite sur le même disque. Le ballet Aeneas entier ne dure en effet que 38 minutes.
Direction : Bramwell Tovey
EuropachorAkademie
Orchestre Philharmonique du Luxembourg
(Benjamin Butterfield est le ténor qui intervient dans le Psaume 80)