IV – Psyché et l’Amour
Cependant dans le bois un léger craquement
L’arrache tout à coup à son abattement :
En tressaillant d’effroi, elle tourne la tête,
Sûre de rencontrer le monstre qui la guette…
Mais ses yeux ne voient rien ; affolée et sans voix,
Elle écoute et n’entend que le vent dans les bois.
Pourtant son cœur bondit d’une étrange manière,
Et ses yeux éblouis se couvrent de lumière.
Quelque chose de grand, de brûlant, de puissant
Vient de rentrer en elle et coule dans son sang.
En elle des élans inassouvis se brisent ;
Un feu léger, nouveau, en l’étouffant, la grise ;
On dirait que soudain le soleil a paru
Dans le ciel calme et frais de son cœur éperdu.
Un flot ardent bouillonne en ses veines battantes ;
L’astre en elle répand sa lumière éclatante,
Et comme un grand brasier, l’inonde de rayons ;
Elle se sent couler dans une mer sans fond
Et comprend qu’une flamme immense, éblouissante,
A comblé le néant de son âme innocente.
C’était donc bien cela, le dragon redouté !
Il n’était pas affreux, ce monstre, en vérité…
Déjà elle est captive entièrement soumise
A ce mystérieux vainqueur qui l’a conquise ;
Elle est transfigurée et ses yeux ont changé :
Ils brillent à présent de l’éclat étranger
Des étoiles du soir dans la nuit parsemées…
Ce n’est plus cette enfant qui sanglotait, pâmée,
Attendant, trop docile, une terrible mort ;
Elle était douce et pure, et si rude le sort.
A présent cet oracle est loin de sa pensée ;
Elle a oublié son existence passée
Et ne vit plus que dans sa contemplation ;
En silence, figée, avec émotion,
Elle embrasse des yeux le délicieux mystère
Qui désormais l’a prise et la tient tout entière.
Corps et âme, elle habite un univers nouveau,
Inconnu, infini, mais si simple et si beau !
Il est frais et charmant, gracieux, plein de tendresse,
Plein de force et d’ardeur, d’entrain et de jeunesse ;
Il est moqueur, léger, il est grave, orgueilleux,
De tout son être émane un charme merveilleux.
Lorsqu’il rit, on dirait qu’un voile se déchire,
Et qu’avec lui le monde entier se met à rire ;
Ses yeux sont un abîme où l’on voit miroiter
Sur de changeantes eaux d’ineffables clartés,
Et parmi ses cheveux passent des étincelles
Qui semblent annoncer une gloire éternelle.
On dirait à le voir qu’il est fait de soleil
Et qu’alentour de lui tout gît dans le sommeil…
L’oracle avait dit vrai : on l’avait arrachée
A la terre et au monde, et si bien attachée
A cet être étranger, que sans l’avoir voulu
Elle est fondue à lui et ne se connaît plus.
Respirant par son souffle et à lui suspendue,
Elle a tout oublié d’elle-même, éperdue,
Et ne sait plus penser qu’à percer le secret
Du dessin enchanteur et tendre de ses traits,
De l’étrange douceur calme de son sourire,
De la noble fierté de son front qu’elle admire,
De l’onduleuse nuit qui plane dans ses yeux,
Ses yeux étincelants d’astres comme des cieux…
Monde mystérieux qui l’attire et l’entraîne
En un tourbillon fou où elle perd haleine !
Prisonnière, enchaînée à son charmant vainqueur,
Elle ignore jusqu’au désordre de son cœur :
Par une forte vague arrachée à la rive,
Elle se laisse aller, flotter à la dérive,
Sans force, submergée entre les flots courants,
Comme les gros cailloux roulés par le torrent.
Plongeant dans ce regard ses yeux brillant, avides,
Elle cherche à chasser cet air qui l’intimide,
A découvrir ce cœur obstinément voilé,
Pour lire dans son âme et savoir quel il est…
Mais soudain tout se brouille et tourne devant elle :
Le regard la dévore, elle étouffe, chancelle,
Et un frisson de feu la parcourt, enivrant ;
Elle tombe, évanouie à ce choc étouffant ;
L’univers chaviré n’est plus que deux étoiles
Dans un vertige noir tout frémissant de voiles…
Craintive et curieuse, en se laissant bercer
Dans cet enchantement, elle se sent verser
De plus en plus avant dans un étrange rêve :
Suivant depuis longtemps un sentier qui s’achève
En pleine obscurité, elle écarte un rideau
Qui cache à ses regards un univers nouveau ;
Mais ses yeux ténébreux, aveuglés de lumière,
Ne peuvent percevoir cette aurore première ;
Etourdie, effrayée, elle recule un peu,
Eblouie et brûlée à la vue d’un grand feu.
Délicieuse douleur ! Elle déjà envie
De connaître vraiment cette nouvelle vie
Et de mourir encor pour renaître là-bas.
Pleine d’une émotion qu’elle ne connaît pas,
Elle croit voir en elle un précipice immense
De ténèbres, de froid, de vide et d’inconscience ;
Derrière le rideau, c’est son mystère à lui,
Tel un soleil levant, qui sur son cœur a lui.
Enfin, elle a trouvé, elle connaît cette âme,
Son cœur fondu au sien en possède la flamme !
Cependant un désir inouï l’envahit :
Pour étouffer le froid et le néant haïs,
Il faudrait déverser ce torrent de lumière,
Pour qu’il couvre d’un flot de feu son âme entière,
Et que morte à la nuit sous ce choc trop violent,
Elle puisse renaître à ce soleil brûlant !
Quelle idée insensée ! Et pourtant, frémissante,
Elle se livre toute à la vague puissante
Quelle attend sur la plage, ivre et sans mouvement,
Dans la chaleur du jour qui l’étreint doucement.
… C’en est fait, la voici, cette vague d’aurore,
Qui s’élance sur elle et la couvre, la prend,
Et l’entraîne, sauvage, au milieu du courant !
Tourbillon, frénésie ardente et douloureuse !
Chute immense et sans fin de la nuit ténébreuse !
Elle sombre et s’abat dans un abîme obscur,
Entraînant le néant limité et impur ;
Et dans le gouffre affreux le précipice sombre,
Et se confond à lui, et s’évanouit dans l’ombre…
Mais alors que la mort semblait la terrasser
Et l’engloutir aussi dans son tombeau glacé,
Soudain elle renaît, nouvelle et étonnée ;
Elle est tout étourdie et tout abandonnée
Au bonheur merveilleux qu’elle ressent enfin :
Le voile est arraché, et l’astre du matin
Baigne de ses rayons son âme qui s’éveille ;
Et de cet univers ébloui de merveilles,
Comme chante la terre au temps du renouveau
Quand l’éclat du soleil lui semble encor plus beau,
S’élève un chant de joie et de reconnaissance,
Un grand frisson d’amour, un élan d’espérance :
L’aube répand à flots ses dons éblouissants,
Et la nature avide entrouvre en frémissant
Ses flancs à la lumière, à la chaleur, sans trêve,
Afin que coule en elle une féconde sève,
Et que des fleurs sans nombre et des fruits savoureux
Puissent surgir un jour de son sein plantureux.
O splendeur du printemps ! Miracle de l’aurore
Qui voit à tous moments tant de beautés éclore !…
… L’univers s’élargit… Avec étonnement,
Psyché est arrachée à son enchantement…
Elle sort de son rêve et découvre autour d’elle
Le jardin délicieux plein de bruissements d’ailes.
Mais le charmant domaine a perdu son secret :
Elle sait à présent pour qui sont ces attraits
Et comprend tout aussi de sa folle aventure :
Souriant parmi cette abondante verdure
Qui la protège un peu des ardeurs du soleil,
Couchée entre les fleurs, sortant d’un grand sommeil,
Elle admire sans fin la vision merveilleuse
Qui, planant dans les airs, s’enfuit, mystérieuse,
Comme un immense oiseau de feu couleur du jour
Qui semble disparaître et resplendit toujours ;
Après l’avoir bercée un moment dans ses ailes,
Il fuit vers la lumière et la vie éternelle…
Mais non, il ne fuit pas, il revient de nouveau !
Et Psyché, transformée avec lui en oiseau,
S’élance vers les cieux aveuglants d’étincelles,
Vers les séjours divins, la jeunesse immortelle !
Le cœur gonflé de joie, ivre de son bonheur,
Elle fixe l’azur et monte avec ardeur,
Lançant son chant d’amour éclatant d’allégresse
Dans les airs parfumés ruisselant de tendresse.

Psyché (l’Âme) ravie par Éros (l'Amour)
par William Bouguereau
Cette fin, qui est l'envol de l'Âme vers son Créateur, rappelle bien sûr une tout autre musique : celle de Claude Debussy dans le "Martyre de Saint-Sébastien", lorsque ce dernier, à la fin, arrive au Paradis.