Dans ma jeunesse j'ai habité au cœur de Paris.
Enfant j'étais venue à Montmartre et à Belleville visiter mes grands-parents. Amoureuse c'est dans une chambre de bonne près de la Gare Saint-Lazare que j'ai vécu, et c'est là que mon compagnon décida un jour de m'offrir une belle surprise.
Il décida de me bander les yeux et de me conduire dans un endroit que je ne soupçonnais pas, que j'étais incapable de deviner.
J'étais toute jeune, je trouvai cela super drôle.
Et il fallait que les parisiens de l'époque soient de bonne composition, et que nous ayons l'air heureux de notre farce ! En effet il me fit prendre le métro, yeux bandés.
- « Attention à la marche... attrape la rampe ici... c'est un escalier ! ... »
J'étais aveugle ! Totalement aveugle. Ce n'était pas toujours simple.
Les gens se retournaient, mais Robert était stoïque. Et je n'avais pas l'air de souffrir.
Nous prîmes une rame. Robert me disait gentiment à l'oreille :
- « Tu comprends, si tu vois où tu vas, c'est fichu ; plus de surprise ! »
Je souriais. J'étais aveugle, peut-être ; mais, comme les aveugles que l'on guide, j'étais heureuse d'être guidée, alors je souriais. Les gens ne pouvaient pas en vouloir à Robert même si parfois certains, suspicieux, lui arrachaient un :
- « Ne vous inquiétez pas monsieur, c'est un jeu ! C'est pour lui faire une surprise ! »
Nous enfilâmes une correspondance. Parfois je butais, mais il me rattrapait. Cela me parut long, mais nous fûmes enfin dans le second métro.
Je me posais bien des questions... Où pouvait-il m'emmener ? Ah oui, maintenant bien sûr vous connaissez l'histoire des Rendez-vous en Terre Inconnue avec Frédéric Lopez ! Seulement Frédéric Lopez n'invite que des stars, et puis à l'époque il n'était encore qu'un petit garçon car cela se passait en... 1972.
Quand nous débouchâmes enfin à l'air libre je commençais à avoir bien chaud sous ce foulard qui avait une fâcheuse tendance à me descendre sur le nez. Or nous étions à la belle saison, fin du printemps-début de l'été, et il faisait bon : c'était une sortie estivale ! Je pensais donc vraiment arriver dans quelque jardin public... Mais j'entendais encore les vrombissements des voitures, et Robert me pressait contre lui pour éviter que je ne heurte les passants.
Il s'excusait et me disait :
- « On est presque arrivés, mais il faut encore avancer un petit peu, sinon cela ne vaudrait pas vraiment le coup... »
Nous avançâmes, nous avançâmes... Nous tournâmes un angle de rue. Il y avait moins de monde.
Soudain Robert dit :
- « C'est bon ! Je crois que je peux te l'enlever. »
Et il se mit en devoir de détacher le gros noeud derrière ma nuque... J'allais respirer !
Lentement le foulard glissa sur le côté et à mes yeux ébahis surgit une sorte de petit passage entre des échoppes de tôle ondulée... Qu'était-ce donc ? Où étions-nous arrivés ? Je n'avais jamais rien vu de pareil !!
Ahurie, je disais :
- « Mais on n'est plus à Paris !! Comment as-tu fait ? Où sommes-nous ?! »
Robert m'avait conduite en plein cœur du marché Malik à Saint-Ouen, dont je ne soupçonnais même pas l'existence. Car non seulement j'ignorais les Puces, mais en plus je n'avais encore jamais visité de souks ou de marchés fixes de ce type ! L'effet avait vraiment valu l'effort que j'avais fourni : le dépaysement total !!
Photo Nathalie Prezeau
Quand on est jeune, il est toujours passionnant le jeu de la découverte. En effet, qu'est-ce que la vie humaine sinon une marche perpétuelle vers le neuf, vers l'inconnu ?
Cependant plus nous vieillissons, et plus nous nous apercevons que ce renouvellement perpétuel ne cesse pas, et nous commençons à nous en fatiguer. Quand on dit "de mon temps..." ou que l'on devient Alzheimer, n'est-ce pas tout simplement que l'on en a assez, que l'on sature de nouveautés toujours multipliées ?
Le monde finit par ressembler à ces poupées gigognes qui se secrètent l'une l'autre à n'en plus finir... Et l'on se demande si l'on est si libre de jouir de nos découvertes, et si ce n'est pas plutôt la vie qui nous mène par le bout du nez... et qui nous conduit malgré nous où nous ne voulons pas aller !
Alors finalement, plutôt que d'avancer comme des automates sur les autoroutes connues, si nous nous trouvions un guide, un vrai ; en qui nous puissions avoir autant de confiance que j'en ai eu envers mon gentil compagnon... et qui puisse nous conduire vers un endroit totalement stable quoique ignoré et connu de lui seul, ce qui nous offrirait la plus belle surprise imaginable ... ?
Gabriel Fauré - Le Jardin de Dolly - Katia et Marielle Labèque