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Histoire de la conscience selon Wyschnegradsky

 
     J'ai déjà souvent cité Ivan Wyschnegradsky, ce musicien français d'origine russe né à Saint-Pétersbourg en 1893 et mort à Paris en 1979 ; c'est à cette époque que France Musique a diffusé son oeuvre étonnante intitulée "La Journée de l'Existence" pour laquelle le musicien, qui l'a composée jeune et ensuite s'est tourné vers des recherches sonores plus ou moins étranges, nourrissait une affection particulière ; il l'a d'ailleurs je crois remaniée plusieurs fois et finalement il semble que cela soit en quelque sorte l'oeuvre unique de toute sa vie. 

       Intitulée initialement "Journée de Brahma", cette oeuvre pour récitant et orchestre de près d'une heure décrit la traversée du temps et de la manifestation par une conscience générée par l'Esprit et son retour final à sa Source. Formule ambitieuse mais composée par l'auteur dans le but d'aider ses contemporains à comprendre et à trouver la voie, elle est en effet extrêmement émouvante et soutenue en permanence par une musique expressive issue de l'influence de Scriabine. 

     J'en ai relevé le texte très inspirant, qui n'est pas publié par ailleurs, et vous en propose ici un extrait tiré de la seconde partie : "Histoire de la conscience individuelle".

       Il fait suite à une première partie au cours de laquelle l'Esprit s'est progressivement incarné, oubliant totalement sa nature, jusqu'à une fulgurante intuition qu'il nomme "la Vision de la Fin", vision prémonitoire qui par la suite sera son guide.

      J'ai séparé les paragraphes et souligné certains passages par l'écriture italique (dans l'oeuvre elle-même, c'est la musique qui met en valeur et souligne parfois). Il s'agit en effet de vécus, de ressentis successifs. L'esprit passe réellement par ces phases ; mais comment en sort-il ? Dans le texte de Wyschnegradsky ce n'est pas très clair ; mais l'on peut se demander comment cela pourrait l'être puisque ce qui échappe à la conscience ne peut être exprimé... Contentons-nous donc pour l'immédiat de ce qui l'est.

 

Histoire de la conscience individuelle selon Wyschnegradsky

 

 

Il est plein de langueur, il aspire à l’épanouissement,
Esprit immortel devenu chair mortelle,

Et avidement il tend vers sa plus complète floraison,
Au large, à la rencontre du monde qui l’environne.

 

Ô Diversité de tout l’Être fleurissant dans une multitude de formes,
Se manifestant dans une multitude de formes,

Ô éternel remous de l’Existence !

 Et les formes du monde se dressent de nouveau devant lui,
Dans les images de la vie qui l’entoure,
Si mystérieuse et inconcevable…


Et la pensée s’élève et lui murmure :
Pourquoi tout cela ? À quoi bon tout cela ?
Tout cela est-il nécessaire ?
De cette vie qui perpétuellement se répète elle-même,
Qui dans le passé a connu joie et souffrance,
Repos et mouvement, chutes et élans,
Victoire et défaite, soumission et révolte,
De cette vie tournant dans un cercle éternel
Le cycle entier n’est-il pas consommé ? 

 

Non ! Loin de moi cette fatigue !
S’élancer en avant dans une incessante création, dans un perpétuel élan,
Vers le nouveau, l’inconnu, une vie nouvelle,
De ce qui n’a encore jamais existé !

Se libérer des liens qui m’encerclent,
Que plus rapide soit l’essor de ma vie,

Que plus précipité soit l’envol de mon temps !
Emporte-moi au loin vers l’inconnu de l’avenir
À la rencontre de la liberté désirée,
Et que s’accomplisse le miracle !

 

Mais il n’y a pas de miracle : partout la souffrance, partout la désolation,
Et de nouveau les ténèbres, de nouveau la détresse, et l’avenir sans issue…

Et de nouveau la raison lui murmure, lui chante sa triste chanson :
À quoi bon les essors, à quoi bon les élans ?
Amour et désir - vain fantôme ;
Vie et terre - mouvement de formes, 
Sans but ni raison, sans commencement et sans fin ;
Foi et prière - illusion des désespérés.

 

Ô Corps mortel, connais tes limites !
Ô Esprit immortel, il n’y a qu’un seul chemin de salut :

Chemin de l’achèvement du cercle de l’Être,
Dans un réveil éclatant,
Dans une manifestation parfaite.

 

Mais l’heure du réveil n’a pas encore sonné,
Et l’homme s’agite dans la recherche du but et du sens,

Plein d’angoisse et de détresse.
Et l’univers hostile qui l’environne
Le contraint à une lutte perpétuelle,
Aux efforts, à la haine…

Et voici, une fatigue mortelle le saisit :
Non, fuir ce monde

Et cette lutte implacable ;
Et après, dans mon rêve,
Créer un monde parfait,
Sans luttes et sans peines,
Et puis, disparaître, se dissoudre, ne plus exister

Mais la vérité n’est-elle pas trouvée ? Le salut n’est-il pas obtenu ?
La fin du chemin n’est-elle pas indiquée

Dans un aboutissement glorieux,
Pour l’accomplissement de la loi de la vie ?

 

Et l’homme se résigne et se prosterne,
Et dans un pressentiment de la fin se tourne vers le ciel,

Mais le ciel est silencieux

Mais quoi ?... foi et Dieu - illusion des désespérés ?
De ceux qui craignent le mouvement et la lutte ?

Mais la vie, c’est la lutte !...

 

Et voici, de nouveau les eaux de la vie le soulèvent,
Et les fantômes du passé, monde hostile,

Se dressent devant lui, menacent de l’engloutir.
Non ! C’est à une autre joie, à un autre savoir,
À un autre amour que j’aspire,
Une vérité unique, universelle,
Enfantée par moi-même dans la douleur !
Et non pas cette multitude de petites vérités, hostiles l’une à l’autre,
Suggérées à moi-même par mon propre passé !

 

Et le temps qui s’écoule et s’écoule,
Inévitablement, inexorablement,

Emportant les possibilités, approchant de l’abîme.

Et toujours cette même éternelle discorde
Entre ma raison,
Entre ma foi,
Entre mes passions.
Joie et douleur,
Affirmation - ou négation,
Foi - ou doute,
Soumission - ou révolte…


Non, plutôt ma perte, plutôt ma défaite !
Mais si réellement la vie

N’est qu’un souffle unique
Des ténèbres du Rien
Vers la lumière du Tout,
Que s’accomplisse au plus vite,
Non pas uniquement dans mon rêve, mais manifestement,
Ce qui doit fatalement s’accomplir !

 

    J'arrête ici ma citation, puisque c'est là que l'auteur fait basculer son discours vers ce qu'il appelle l'heure du réveil. Vous pouvez tout entendre sur youtube ici, ou seulement cette seconde partie dans une version uniquement audio ici (vous avez en plus dans cette seconde partie l'introduction que j'ai omise et toute la fin que j'ai volontairement éliminée...). Mais ce n'est évidemment pas parce qu'on l'aura entendu, que l'on atteindra l'état final parfait. Ni d'ailleurs que cet "état" sera réellement le but ultime - celui-ci étant à la vérité qualifié de  SANS ÉTAT...!

     Mais pour le moment je retiens surtout ce paragraphe que j'ai souligné en italique :

Et le temps qui s’écoule et s’écoule,
Inévitablement, inexorablement,

Emportant les possibilités, approchant de l’abîme.


    Ce paragraphe m'interpelle et m'amuse pour ainsi dire : quelles possibilités peut bien emporter le temps, s'il n'est qu'une nouvelle forme imaginée par le mental ? De quel abîme peut-il bien s'agir si ce n'est de celui de la peur de s'accomplir ?


      J'y ajoute celui-ci, pour satisfaire à une actualité particulièrement criante aujourd'hui :

Mais il n’y a pas de miracle : partout la souffrance, partout la désolation,
Et de nouveau les ténèbres, de nouveau la détresse, et l’avenir sans issue…

     Cependant pour moi le second vers n'a pas à être souligné, car les ténèbres et l'avenir sans issue sont réservés à ceux qui accordent crédit à cette désolation, qui reste la simple expression de l'angoisse d'un ego refusant de disparaître.

 
       Reste cette référence constante au temps dans le texte : l'heure  du Réveil... Pourquoi faut-il attendre ? Et quel achèvement de quels cercles ?

       Wyschnegradsky ne parlait certes pas dans le vide, ayant lui-même connu une expérience transcendante à l'âge de 23 ans, avant d'entreprendre la composition de cette oeuvre.

       Il est probable qu'il voulait parler d'une certaine maturité à atteindre, avant laquelle l'Esprit "tourne en rond" pour ainsi dire autour de lui-même, mais en se rapprochant chaque fois un peu davantage de sa Réalité.

  

Histoire de la conscience individuelle selon Wyschnegradsky

 

  

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