• Villa-Lobos : le Rudepoêma


        J'avais évoqué l'idée de vous présenter Momoprecoce, une ravissante fantaisie pour piano et orchestre datant de 1921 (époque où le compositeur, âgé de 34 ans, commence à se faire connaître à Rio et vient de se lier d'amitié avec le pianiste Arthur Rubinstein) et qui évoque, en huit scènes charmantes et pleines de verve, les enfants brésiliens en train de se préparer pour le Carnaval, d'essayer des costumes tous plus amusants les uns que les autres, puis de défiler triomphalement par les rues. (Le titre est formé du nom du
    bonhomme carnaval, "Momo", et de l'adjectif "precoce" qui précise la jeunesse des participants et se traduit comme en français).

     

    Brésil-Carnaval de RioDéfilé d'enfants au Carnaval de Rio


       Villa-Lobos adorait les enfants, quoique n'en ayant jamais eu lui-même, du moins à ma connaissance. Il leur a également dédié une oeuvre pianistique en plusieurs tableaux intitulée A Prole do Bebê (1920-1921) qui, à l'instar du Children's Corner de Claude Debussy évoque la petite "famille" d'un bébé (ses poupées, ses nounours, son cheval de bois, etc.)....

     

        Vous pourrez découvrir Momoprecoce agréablement sur youtube, quoique en deux parties, sous la forme d'un concert entièrement filmé en direct (Caracas, nov. 2010) avec la célèbre pianiste sud-américaine Cristina Ortiz et l'orchestre symphonique des Jeunes du Vénézuela sous la direction de Roberto Tibriça (1ère partie et 2e partie).

     

        Cependant je ne puis m'empêcher, depuis que j'ai découvert le Rudepoêma (qui date lui aussi de l'année 1921 mais dont la composition s'est étalée jusqu'en 1926), de lui préférer cette oeuvre grandiose et poignante, à côté de laquelle Momoprecoce ne ressemble plus qu'à un petit hors d'oeuvre amusant.

         Je sais bien que pour nombre d'entre vous ce "Poème Sauvage " (puisque c'est le sens de son titre) pourra paraître inaudible, notamment en raison de sa longueur (wikipedia annonce qu'il dure plus de 20', mais en fait Nelson Freire et Marc-André Hamelin le jouent en 18' environ). Pourtant, il mérite d'être connu et approfondi : car si je vous disais que moi aussi, à la première audition, j'en ai été abasourdie, n'en retenant que "du bruit" sans queue ni tête... mais que je n'ai eu de cesse depuis que de le réécouter, encore et encore ?!

         Eh oui, c'est parce que malgré la fin terriblement abrupte, j'en avais retenu de merveilleux passages chantés, tous plus mystérieux et attachants les uns que les autres... Car comme il nous l'a montré déjà dans le Chôros 11, Villa-Lobos y développe différentes atmosphères successives, tantôt douces, tantôt brutales, avec une sensibilité que les contrastes rendent encore plus brûlante... Finalement me suis-je dit, ce Poème sauvage peut ressembler, avec une écriture plus moderne, à une Ballade de Chopin, tant il évoque des images, des atmosphères diverses, parfois magiques et parfois furieuses...

     

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    Arthur Rubinstein (1887-1982)

        Mais reprenons les choses à leur début. Si Heitor l'a intitulé "Rude-poêma", c'est surtout qu'il l'a dédié à son grand ami Rubinstein dont "Rudi" était le surnom1 ! Et comme il le précise lui-même dans une dédicace manuscrite, il a voulu en faire une sorte de portrait de son interprète favori :

    « Mon sincère et grand ami, je ne sais pas si j'ai pu tout à fait insuffler ton âme dans ce Rudepoêma, mais je le jure de tout mon cœur, je pense y avoir gravé ton tempérament et en avoir réalisé une sorte de photographie intime. Par conséquent si c'est réussi, ce sera toujours toi le vrai auteur de cette œuvre. Ton Villa-Lobos ». (traduction approximative d'après plusieurs sources).

       Quoi qu'il en soit, il est probable que les deux amis ont travaillé ensemble, Rubinstein expliquant à Villa-Lobos ce qu'il savait ou aimait faire avec son clavier, et ce dernier s'efforçant d'introduire dans sa partition toutes les difficultés que son interprète souhaitait d'affronter ; puis, en accord avec ce dernier sans doute, quelques trouvailles récentes dans l'utilisation du piano, comme par exemple l'utilisation du poing fermé sur trois touches conjointes. Ce qui en fait une véritable pièce de bravoure destinée à mettre en valeur la virtuosité du dédicataire.

     

         Tarasti, le principal commentateur de Villa-Lobos, en dit que, s'il n'est pas certain que le pianiste s'y soit totalement retrouvé, elle marque par contre non seulement le sommet de l'oeuvre pianistique du compositeur, mais aussi un des sommets de toute l'écriture pianistique sud-américaine (ici également).

     

         En 1932, après un séjour à Paris, le compositeur en a tenté une orchestration. Orchestration brillante qui montre le caractère gigantesque de l'oeuvre (Tarasti souligne ici que l'écoute de la version orchestrée ne peut que faire remarquer à quel point la version pianistique était déjà orchestrale) ; mais qui, à ce qu'il me semble, laisse complètement froid, la version pianistique paraissant infiniment supérieure. Il est évident que c'est pour cet instrument que l'oeuvre a été pensée, et pour mettre en valeur non seulement le talent prodigieux de l'interprète à qui elle est dédiée, mais encore toutes les nouvelles fonctionnalités découvertes par les musiciens d'alors pour le piano.

     

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    Heitor Villa-Lobos (1887-1959)

          Essayons donc d'approcher cette oeuvre considérable, dont les pianistes et musiciens avertis auront le plaisir de trouver sur youtube la partition complète (découpée malheureusement en deux parties, ici et ) associée à l'interprétation superbe de Marc-André Hamelin, talentueux pianiste canadien que l'on peut d'ailleurs également voir jouer cette pièce en live, mais toujours en deux parties (ici et ).

     

      [L'enregistrement que j'utilise dans les extraits qui suivent est également celui de Marc-André Hamelin ] 



          D'entrée nous pénétrons dans l'univers de la danse indienne, je veux dire danse rituelle des profondeurs de l'Amazonie, à travers une mélodie nostalgique étrangement balancée, qui bientôt se mue en une ruée de pas qui martèlent le sol (où le thème principal est repris en octaves aux basses). ... Et très vite, si vous observez la partition, vous découvrez que, comme pour ajouter à l'extrême difficulté de l'exécution, le compositeur s'est amusé à développer son écriture sur trois portées, comme si le pianiste avait trois mains (ou comme sur une partition d'orgue où l'on peut jouer avec ses pieds) !


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        Il s'agit en réalité d'une méthode destinée à mieux détacher les chants pour la lecture, mais il faut tout de même réussir à tout jouer avec deux mains ! Inutile de vous dire que celles-ci sont extrêmement sollicitées, courant à une vitesse prodigieuse de part et d'autre du clavier, depuis les extrêmes basses jusqu'aux extrêmes aigus. Cependant simultanément on peut remarquer aussi que les indications de tempo ou de puissance de son, qui varient sans cesse, sont également notées par le compositeur avec une grande précision. 

     

      Suit un second thème d'aspect romantique avec de larges arpèges, qui évolue vers un épisode un peu lancinant rappelant certaines pages pour piano de Maurice Ravel (Gaspard de la Nuit, les Valses Nobles et Sentimentales...), mais où cette fois le pianiste se retrouve face à d'abord trois, puis quatre portées !


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       Sur l'image ci-dessus vous voyez des correspondances notées par des traits entre des notes qui sont en fait les mêmes, mais les parties ont été détachées ; et pour la clarté, les notes importantes sont même écrites en plus gros, tandis que d'autres qui sont des fioritures et doivent être jouées en demi-teinte, sont dessinées en plus petit ; parfois il est précisé "m.d." (main droite) et "m.g." (main gauche).

     

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       Ici les portées du bas sont destinées à montrer les accords graves qui doivent continuer à résonner pendant que l'on joue les mélodies indiquées en haut.

     

        Après une transition rythmique et un épisode exubérant qui rappelle vivement le Stravinski de Pétrouchka dans sa version piano (voir ici), l'on débouche sur un passage particulièrement doux et nostalgique, un des plus beaux passages de l'oeuvre... avec de petites guirlandes semblables à des chants d'oiseau qui sont elles aussi des nouveautés mais que Jacques Ibert utilise dans son Petit Âne Blanc. 

     

        Mais cela aussi est balayé par un nouvel assaut, une nouvelle "tempête" comme aimait lui-même à le souligner Villa-Lobos, qui voyait dans cette pièce une oeuvre « grossière, brutale et barbare, pleine de la musique de sons libres, comme l'exubérance des tempêtes dans les forêts vierges du Brésil ». Épisode plus tendu où cependant nous découvrons une nouvelle trouvaille dans l'écriture pianistique :

     

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         À la main gauche, ce ne sont plus des notes, mais des croix... Et Villa-Lobos s'en explique d'ailleurs en toutes lettres : "Conservez toujours les notes du ré#"... Ce qui veut dire (et on le comprend en regardant jouer Marc-André Hamelin en "live"), que sans rejouer ces notes, il faut garder les touches constamment enfoncées de manière à ce que la résonance en reste audible... Ce qui est très net à l'oreille dans l'extrait ci-dessus.

       

      Suit alors un épisode très contrapuntique (= chaque main joue une mélodie différente, il n'y a pas d'accords), qui évoque le style qu'empruntera bientôt Olivier Messiaen dans ses Vingt Regards sur l'Enfant Jésus (par exemple ici, dans le Regard de l'Esprit de Joie au début), puis une transition d'accords au contraire de plus en plus véhéments (d'un style qui lui sera aussi repris par Messiaen dans cette même oeuvre, par exemple dans l'extrait cité entre 1'20 et 1'30). 

     

        À nouveau un très, très beau passage nous plonge dans le rêve... Pour les mélomanes, en voici une image, avec encore trois portées, qui permettent de bien détacher les petites guirlandes que la main droite doit esquisser en dehors du chant :

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        Coupé d'un passage plus dur, mais repris avec plus de lyrisme encore, il enchaîne sur un thème un peu saccadé mais d'une grande netteté, qui semble comme apporter une affirmation, une décision définitive. Ce thème est très important, car il sera amplement développé dans la partie finale de l'oeuvre.

     

        Ce sont ces changements d'humeur si fréquents qui désarçonnent chez Villa-Lobos ; sans jamais demeurer dans la même atmosphère, on bascule d'un rythme à un autre, d'un thème à un autre, avec une rapidité qui déconcertent, comme si l'on avait affaire à un homme vif et résolu, qui ne tient pas à s'attendrir longtemps ; comme si l'on assistait au passage des nuées dans un ciel toujours changeant... Mais ici soudain il se passe quelque chose : c'est comme un moteur lancé à fond qui a des ratés ; qui n'en peut plus ; qui s'arrête... Je pense un peu au pantin représenté par Debussy dans Golliwog's  cake-walk, qui perd ses moyens car il tombe amoureux, mais c'est plus fort, plus tragique.

        Et alors ce thème "définitif" que j'évoquais plus haut se développe, triste comme une mélopée que l'on entendrait au couchant ; il s'intensifie, monte jusqu'au paroxysme, créant une sorte de nouvelle parenthèse agitée....

     

         ... Puis un accord superbe semble apporter un air vivifiant, comme si une porte s'ouvrait sur "autre chose" (un accord de l'ordre des neuvièmes, mais je ne saurais vous expliquer sa nature exacte). En fait, après un long silence, c'est notre thème nostalgique et limpide de juste avant qui revient, dans un autre environnement sonore, encore plus poignant, encore plus déchirant ; comme si l'âme s'inclinait devant une sorte de fatalité... s'arrêtant là encore sur un long silence, me rappelant un peu le dernier mouvement de la symphonie pathétique de Tchaïkovski.

     

       Mais il n'est pas question de s'arrêter sur une note triste ; et puis toute oeuvre qui se respecte s'achève sur un mouvement rapide, ne serait-ce que pour mettre en valeur son interprète ! Une strette finale s'enchaîne donc, d'abord dans une marée de notes montantes, puis avec des superpositions de thèmes dans le grave et de guirlandes rapides dans l'aigu, qui rappellent à nouveau le style qu'utilisera Messiaen par la suite. Mais la difficulté va s'accroissant : tandis qu'il joue avec frénésie de ses deux mains le soliste se voit obligé de croiser celles-ci pour ajouter un chant, tantôt dans le grave, tantôt dans l'aigu, et tout cela à une vitesse folle.

     

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          Évidemment nous avons toujours trois portées, et c'est de la main gauche que le pianiste, tantôt plaque en octaves le thème dans le grave, tantôt lance celui-ci à toute vitesse dans l'aigu, sur les notes marquées d'un accent sur la portée centrale et parfois du haut !... Fuite en avant, que cette fin vertigineuse ? Elle me rappelle un peu le finale de la 2e Sonate de Chopin, qui après son 3e mouvement en forme de marche funèbre, en ajoute un quatrième extrêmement rapide, dont on ne sait trop d'où il vient ni où il va...  Toujours est-il que cela s'arrête d'un coup, on ne sait pas comment, et sans qu'on s'y attende, lorsqu'à force de descendre, et de descendre encore (une descente aux enfers ?) l'exécutant arrive au bout de son clavier et ne peut aller plus loin... Alors il frappe ("rageusement" serait-on tenté de dire ?) les trois notes les plus graves du clavier de son poing, et de la main droite pour l'élan !

     

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       Un pied de nez aux convenances, un pied de nez à la fatalité ! Et la note rugissante résonne longuement, très, très longtemps...

        Impossible d'obtenir une telle fin avec un orchestre : dans la version orchestrée, les cuivres sonnent d'autres notes par-dessus.

     

           Si vous souhaitez maintenant écouter l'oeuvre dans son ensemble, je vous propose de la retrouver sur deezer, jouée par Nelson Freire (durée : 18'06).

     

     

     

    1 Petite précision : Arthur Rubinstein aurait refusé d'être appelé "Rubi" comme le souhaitait d'abord son enthousiaste ami, et aurait donc préféré "Rudi", ce qui en portugais signifie "rude", ou "sauvage".

     

     

     
    « HiverIssoudun gelé »

  • Commentaires

    1
    Mardi 7 Février 2012 à 12:00
    eh bé, ça c'est du lourd!!! j'ai absorbé un tiers du billet, et je vais devoir reporter pour la suite, faut que je profite d'un véhicule avec chauffeur (il appréciera, lol) pour pouvoir habiller mes grands de pied en cap... doux bisous qui roulent toujours dans la neige, et grand merci pour ta fidélité et cette amitié qui m'est précieuse délicieuse soirée à toi Valentine


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