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Une ode de Valéry Larbaud
Valéry Larbaud (1881-1957), riche héritier d'un père pharmacien, mena une vie de dandy marquée par des voyages de luxe (paquebots, Orient-Express...) ; licencié ès lettres, il parlait quatre langues et fut présenté au Goncourt notamment pour son roman Fermina Marquez.
Mais il publia également de nombreux poèmes sous divers pseudonymes. Celui que je vous propose aujourd'hui, consacré justement à un voyage dans l'Orient-Express, est tiré d'un recueil intitulé "Borborygmes", et fut signé A.-O. Barnabooth.
Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
Ô train de luxe ! et l’angoissante musique
Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,
Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,
Dorment les millionnaires.
Je parcours en chantonnant tes couloirs
Et je suis ta course vers Vienne et Budapesth,
Mêlant ma voix à tes cent mille voix,
Ô Harmonika-Zug !
J’ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre,
Dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.
On glissait à travers des prairies où des bergers,
Au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines,
Étaient vêtus de peaux de moutons crues et sales…
(Huit heures du matin en automne, et la belle cantatrice
Aux yeux violets chantait dans la cabine à côté.)
Et vous, grandes places à travers lesquelles j’ai vu passer la Sibérie et les monts du Samnium,
La Castille âpre et sans fleurs, et la mer de Marmara sous une pluie tiède !
Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn , prêtez-moi
Vos miraculeux bruits sourds et
Vos vibrantes voix de chanterelle ;
Prêtez-moi la respiration légère et facile
Des locomotives hautes et minces, aux mouvements
Si aisés, les locomotives des rapides,
Précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d’or
Dans les solitudes montagnardes de la Serbie,
Et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses…
Ah ! il faut que ces bruits et que ce mouvement
Entrent dans mes poèmes et disent
Pour moi ma vie indicible, ma vie
D’enfant qui ne veut rien savoir, sinon
Espérer éternellement des choses vagues.
Notes : à la fin de la première strophe, l'auteur utilise un mot allemand, "Zug" qui veut dire train, en l'associant à un "harmonica" (écrit avec l'orthographe allemande) : il pense probablement à la fois aux sifflements qu'il émet, et à l'aspect visuel de l'instrument qui évoque un wagon.
Au début de la 3e strophe, "Bahn" (toujours en allemand) signifie "ligne de chemin de fer": il s'agit sans doute de la ligne qui passe au sud du col du Brenner, entre l'Autriche et l'Italie.
L'Orient-Express, photographié par Ian Lloyd
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