•        Que sont les mots, sinon des véhicules vides qui, comme les wagons d'un train, peuvent être remplis de tous les sens que l'on désire ou projette dans l'instant ?

          Il suffit de comparer par exemple deux mots à l'aspect identique qui dans deux langues différentes ont deux sens différents, ou même dans une même langue deux homonymes dont les significations sont radicalement différentes. De plus, l'extraordinaire multiplicité des langues prouve bien que de toutes façons une même syllabe est peu de chose dans la fabrication du sens.

            Les bergers siffleurs de la Vallée d'Ossau dans les Pyrénées communiquaient jadis par leurs sifflets, uniquement en reproduisant les inflexions courantes de leur langue : le sens jaillissait donc de soi-même, sans les mots. C'est ainsi que se parlent les animaux, et c'est ainsi que nous "parle" la musique. Les psychologues d'ailleurs savent bien qu'une même phrase ne sera pas comprise de la même façon suivant le ton sur lequel elle sera prononcée, la relation entre les personnes en présence et l'état émotionnel ou affectif du receveur.

     

    Montagnes

     

            Mais ce dont je voulais vous parler surtout ici, c'est de l'évolution de notre perception de certains mots au fil du temps, au fil des connaissances que nous acquérons à leur sujet et de notre maturation intérieure.

             C'est ainsi que pour moi s'est totalement modifié le sens du mot Absence.        

         L'Absence de "Dieu", le Vide du Ciel, avaient été la grande problématique de ma jeunesse, autour de laquelle avait tourné tout le questionnement de mon existence, la quête de toute ma vie. Au summum de l'angoisse je l'avais formulée dans un poème en ces termes :

    « L'Unique Universelle Absence »

    (voir ici ; ce poème édité en 2005 date en fait de 1978)

         Il me semble aujourd'hui que dans ce contexte, le mot "absence" s'appliquait pour moi à l'Être : il s'agissait d'une absence d'Être, dont je n'étais pas forcément consciente. Je percevais une forme extérieure dont le centre vital serait manquant, comme s'il y avait un trou à la place du cœur. Mais ma grande erreur était justement de ne porter mon regard que sur l'extérieur, sur l'apparence... La poésie était alors le seul moyen à ma disposition (avec la parole libérée de la psychanalyse) pour exprimer ce qui n'était pas conscient, non formulé, et pourtant essentiel.

             Notons que le mot "Vide" effraie énormément, car pour beaucoup il évoque la peur de mourir (que bravent joyeusement les jeunes sportifs qui font du saut à l'élastique ou du funambulisme en montagne !), avec cette sensation du vertige qui "nous attire". Or on a dit autrefois que "la nature avait horreur du vide", mais aujourd'hui les physiciens pensent au contraire qu'elle n'est formée que de vide. C'est pourquoi, devant l'affirmation du Boddhisattva Avalokiteshvara, dans le Sutra du Cœur, selon laquelle il n'y a que vide et que tout est vide - depuis la moindre forme, sensation ou émotion perçue jusqu'aux pensées qui nous viennent, et donc aux événements et à tout ce que nous croyons expérimenter - les traducteurs s'empressent de chercher un autre mot, plus acceptable peut-être, comme le mot Vacuité.

           Mais il est vrai que ce terme exprime de façon exacte l'Absence de Tout...   

            Cette expression entendue dimanche par hasard ne cesse de me hanter depuis. Elle m'a en effet suggéré qu'on enlève au contraire l'extérieur, tout ce qui apparaît : toutes les formes et aussi toutes les pensées, opinions, sensations qui y sont liées, pour ne laisser resplendir que ce qui ne peut être ôté.

        Mais que reste-t-il donc ? Quelle Puissance ! Quelle Force quand cette disparition de tout ce qui encombre notre vue dévoile l'Être dans toute sa Pureté !

             
          "L'Absence de Tout" aspire et dilue toute forme, y compris de soi-même, dans son miroitement infini.

      

    Tibet


     


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          Dans l'article précédent, quand nous évoquions le Mahâbhârata, certains disaient qu'il y était question de batailles ; pourtant ce mot sanskrit ne signifie pas comme on pourrait le croire "la grande bataille". En effet Bharata représente d'abord le nom d'un roi mythique, puis celui donné à ses descendants ("les Bharata") ; et par la suite, avec l'allongement du premier â, il est devenu celui donné à l'Inde elle-même (Bhârata), c'est-à-dire "le pays des Bharata". Quant au préfixe mahâ, on sait qu'il signifie simplement "grand". Le sens de ce titre serait donc  plutôt : "la grande histoire de l'Inde".

          Cependant il est certain que toute la trame de la légende mène au prodigieux combat final, qui quand on le lit a des allures de cataclysme.

           Dans toutes les traditions il y a semble-t-il à l'origine, dans ce qu'on appelle "les textes fondateurs", une épopée dont les déchirants combats éveillent en nos cœurs des échos de vérité. 

     "Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent"

        a dit Victor Hugo dans "les Châtiments", et comme ces luttes sont souvent le combat désespéré de héros pour faire valoir leurs droits et donc faire triompher leur vision du Bien contre ce qui apparaît comme un Mal, ces récits nous semblent évidemment être la pure image de la Vie, dans son aspect le plus élémentaire.

           Cependant on remarque aussi dans ce texte une intervention perpétuelle du merveilleux, et plus peut-être que dans nos épopées occidentales (l'Iliade, l'Odyssée, l'Énéide...), à l'image plutôt de ce que l'on appelle aujourd'hui le style "Fantasy". Un merveilleux issu tantôt des armes prodigieuses utilisées par les héros, qui les tiennent des dieux eux-mêmes, tantôt de la nature même des personnages puisqu'ils sont généralement issus de dieux ou de démons et voient parfois paraître leurs parents - voire apparaissent eux-mêmes - sous des formes extraordinaires, tantôt enfin de l'emphase du narrateur qui donne aux scènes relatées une ampleur cosmique.

            J'aimerais vous en citer quelques passages à titre d'exemple et vous livrer ensuite l'étrange réflexion que cette lecture m'a inspirée. 

       Pour vous permettre de mieux comprendre l'extrait suivant, voici quelques précisions concernant les termes en italique :
         Arjuna est un Pândava ou fils de Pându et se bat avec ses quatre frères pour récupérer leur part du trône de leur père qui leur a été usurpée par leurs cousins les Kaurava ; Krishna, roi d'un pays voisin, est de leur côté et pour mieux les aider s'est fait le cocher d'Arjuna, c'est-à-dire qu'il conduit son char et le conseille sans toutefois être mêlé au combat. Gândîva est le nom donné à l'arc fabuleux d'Arjuna, qui se jette ici sur Jayadratha, un roi allié des Kaurava, parce qu'il vient de tuer son fils ; sa vengeance ne peut être effective que s'il lui tranche la tête, mais Arjuna vient d’apprendre de Krishna que si la tête de Jayadratha touche le sol une malédiction va le faire exploser lui-même à l’instant, d'où le prodige qu'il réalise en soutenant celle-ci avec ses flèches.

    « Tel un incendie avivé par le vent qui consume un bois épais, le fils de Pându, entraîné par Krishna comme par un ouragan, engloutit la forêt des Kaurava de ses traits de feu. (...) La rapidité d'Arjuna rend impossible de distinguer le moment où il prend une flèche de son carquois, de celui où il tend Gândîva, et de celui où le trait part : son arc paraît un immense cercle en mouvement continuel. On n'entend qu'une terrible vibration qui ne cesse plus et on ne  voit rien d'autre qu'une couronne de flammes qui  jaillit autour du héros. (...) Arjuna sort alors de son carquois une arme céleste redoutable. Ce projectile, adoré pendant longtemps avec des parfums et des guirlandes de fleurs, chargé de formules secrètes, ne peut manquer son but. Arjuna lui  infuse la force de la foudre, l'ajuste sur son arc, vise, et l'envoie avec une force incroyable sur Jayadratha. Le projectile céleste arrache la tête de son adversaire comme un faucon saisit un petit oiseau au sommet d'un arbre. Immédiatement, Arjuna, tirant toujours, soutient en l'air, de ses flèches, la tête coupée et la fait s'avancer sans qu'elle approche le sol. » (Treizième journée - ouvrage cité ici).

     Krishna mène Arjuna au combat 



          Dans ce texte, tout semble mis en oeuvre pour créer sur le lecteur une forte impression et l'on demeure stupéfié ; de plus, l'élégance du style et la beauté des comparaisons suggère plus une admiration émerveillée que l'horreur devant la férocité des combats.

           C'est pourquoi sans doute, loin d'être rebutée par cette lecture (ce qui est peut-être dû à la qualité de l'adaptation que j'ai entre les mains), je me suis laissée emporter par ce sentiment d'émerveillement élargi à des dimensions cosmiques et me suis mise à le ressentir face à tout ce que j'avais autour de moi... à commencer par la musique que j'écoutais. Car lorsque l'on écoute un orchestre symphonique, on est en plein prodige n'est-ce pas ? Comment n'être pas stupéfié à l'idée que l'on ait pu, à partir de morceaux de bois et de boyaux filés en forme de cordes, puis d'une baguette de bois sur laquelle sont fixés des crins, fabriquer cet instrument qu'on appelle le violon ? Et qu'on ait pu réussir à en jouer ? Et que des cerveaux humains aient pu concevoir des méthodes d'écriture pour associer des dizaines d'instruments de ce genre, de différentes tailles, et faire en sorte qu'ils puissent avec d'autres encore interpréter ce qui est écrit pour produire la musique la plus extraordinaire qui soit ?

           Comment même imaginer que l'on puisse percevoir quelque chose d'aussi fabuleux que la mélodie d'un violon ? Et d'où sort-elle, cette musique ? Et qui a fait l'oreille capable de l'entendre ?

         Et comment imaginer que nous puissions être des individus définis posés sur des pieds et capables de se déplacer ! Et qu'en ouvrant ce qu'il est convenu d'appeler une bouche nous émettions un son qui, une fois modulé, devient compréhensible à un auditeur sous la forme d'un discours !! Comment comprendre que nous percevions des formes devant nous qui soient identifiables et qui pour nous représentent un univers, des "autres", et toutes sortes d'éléments qui nous paraissent familiers et nous sécurisent ! Car même dans une situation que nous qualifierions d'effrayante, tout nous est familier, tout fait partie de ce "monde" qui apparaît on ne sait comment de ce que nous pensons être nos yeux, nos oreilles, notre toucher.

         Comment imaginer que nos doigts, à l'aide d'un ustensile ou d'un "clavier", puissent tracer des signes qui pour d'autres (mais qu'appelons-nous "autres" ??) deviennent intelligibles ? Où est situé le sens et d'où provient-il ? Où se dirige-t-il ? Quel est son but ? Qui peut à son tour interpréter ce que nous avons émis, et comment ?...

           Tout, absolument tout ce dont nous sommes ici témoins, est prodige. Et même si en Inde l'habitude des antiques ascètes était de devenir de véritables magiciens, au point que cette épopée foisonne de malédictions ou de bénédictions provoquant les plus étonnants résultats, la simple observation du milieu dans lequel nous baignons et que l'on appelle "la Vie" provoque la stupéfaction, la sidération. Les "scientifiques" ne peuvent que l'explorer, non la maîtriser ; et plus ils l'explorent, et plus ils sont émerveillés, au point que ceux qui sont vraiment allés au point ultime de l'astrophysique ne peuvent que reconnaître leur impuissance devant une Intelligence qui les dépasse infiniment (voir par exemple ce livre).

         Le combat des Pândava contre les Kaurava, tel l'assaut des vagues déchaînées par la tempête, nous présente un raccourci saisissant de tout le cycle de la Vie, qui de toute manière s'achève inévitablement pour tout individu par sa mort, tout comme pour toute vague par sa dissolution dans l'immensité de l'Océan ... ou pour toute note jouée, par sa fusion indifférenciée dans l'immensité de la Musique.

          

     

     

     


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