• Pour une philosophie du manque (2ème partie)

     

    Suite de l'article commencé ici.

     

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    Toulouse - Basilique Saint-Sernin

           Il y a quelques années, j'eus le bonheur de côtoyer à Toulouse une religieuse remarquable qui était très âgée (elle est aujourd'hui décédée) mais continuait de s'occuper activement de la "banque alimentaire" dans une cité défavorisée.

         Elle nous reçut à son domicile et nous bavardâmes quelque temps avec elle. Energique, elle était vêtue comme tout un chacun (ou plutôt : chacune)1. Au fil de la conversation, nous eûmes la curiosité de lui demander si elle avait jamais été tentée dans sa vie par l'amour d'un homme. Et sa réponse, d'une profonde sagesse, nous sidéra.

        - Bien sûr, disait-elle, il m'est arrivé de trouver une homme "beau"... Mais je n'ai pas eu besoin de réfléchir longtemps pour me rendre compte que jamais il ne pourrait satisfaire ma soif d'amour ! Vous savez, l'amour humain est bien médiocre et on en a bien vite fait le tour... Toujours, la déception finit par surgir. Que voulez-vous trouver sur cette terre qui ne soit imparfait, décevant ? Nous sommes faits pour l'amour de Dieu, et lui seul peut nous satisfaire. Alors, pourquoi entrer dans une histoire qui de toutes façons aurait mal fini ? Cela ne m'a jamais vraiment tentée... Voyez-vous, le Ciel est notre  véritable patrie, et lorsque nous croyons aimer, en réalité c'est le souvenir de l'amour de Dieu qui nous anime. L'amour humain portera toujours un parfum d'incomplétude... Alors moi qui suis une grande passionnée, une adepte du "tout ou rien", cela ne m'a pas du tout intéressée !

        Ces paroles ne me quittent plus désormais. Je songe aux passions qui ont bouleversé ma vie, aux aspirations si puissantes qui me soulevaient le coeur, alors qu'elles étaient toutes vouées à l'échec, s'achevant systématiquement par une claque monumentale ; à cette amie qui m'avait confié : "Que veux-tu, la vie est ainsi faite : j'aime qui ne m'aime pas, et qui en aime une autre qui ne l'aime pas, et ainsi de suite, comme dans l'Andromaque de Racine !" Révoltée, je n'avais pas voulu la croire, et pourtant,  d'échec en échec j'avais été obligée d'en chercher la raison, d'abord dans un travail sur soi d'inspiration psychanalytique, puis de fil en aiguille dans les voies spirituelles.

     

    guerin_andromaque-et-pyrrhus_1810.jpgGuérin - Andromaque et Pyrrhus (1810)


        En effet, l'Amour est le moteur le plus puissant de notre retour à Dieu. Il est l'unique énergie qui nous vienne en droite ligne de Lui, et dans ce monde limité où règnent misère et chaos, il porte nos aspirations les plus puissantes à retrouver l'état de béatitude connu initialement en son sein.

       C'est du moins la première remarque qui m'ait vraiment frappée dans le livre de Gary Renard, lorsque l'accent fut porté sur la Parabole du Fils prodigue, parabole extrêmement riche de sens en séduisante il est vrai. A elle seule elle traduirait toute notre destinée. Ce "fils prodigue" serait en fait le symbole de tous les esprits qui un jour, lassés peut-être du simple échange d'amour qui circulait au sein de Dieu, se seraient différenciés et de ce fait auraient endossé l'ego, les jetant dans une spirale infernale de divisions successives qui au bout du compte aurait créé tout notre Univers... Tombés dans ce monde "étranger" (qui serait donc, non la création de Dieu mais celle de l'Ego !), ils auraient d'abord "joué" avec délices de leur "liberté", puis auraient ressenti un MANQUE profond, dû à la nature duelle de leur univers, qui fait que tout bonheur engendre souffrance, que toute vie est suivie de mort... et auraient aspiré à revenir "à la maison". Et à ce moment, affirme Jésus, le Père leur ouvre les bras et les accueille avec un amour indescriptible, comme si jamais ils n'avaient cherché à le quitter. Remarque importante si l'on sait que l'arme principale de l'ego est de nous inspirer la culpabilité, qui engendre la peur du châtiment. Or Dieu, qui est tout amour et uniquement cela, ne peut châtier ; seul l'Univers séparé le peut.

     

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    Le Retour du Fils Prodigue (1670-74)  - Bartolomé Esteban Murillo.

        Je me suis alors souvenue de toutes les incomplétudes de cette vie : il manque toujours quelque chose ! Il manque de l'argent ; il manque de la santé ; il manque de l'amour ;  il manque de l'intelligence, des connaissances ; il manque des moyens, de la force ; il manque un enfant ; il manque des objets, des possibilités ; ou on a oublié quelque chose, il y a quelque chose que l'on ne sait pas, que l'on ne connaît pas... Le manque est partout ! "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ", pourrait-on dire ici pour rappeler le grand poète mystique qu'était Lamartine ! (voir ici, l'Isolement). Oui, dans son cas et dans certains autres (celui de l'amour "courtois" des troubadours, ou de l'amour dit "platonique" à l'image des thèses du philosophe Platon), l'on peut projeter sur un être profondément idéalisé tout l'amour que l'on ressent, et alors la personne représente Dieu en quelque sorte, mais un Dieu lointain, inaccessible... ce qui entretient forcément dans le coeur le sentiment de séparation dont tôt ou tard on peut souffrir.    

         C'est par cette faille cependant et seulement par elle que peut s'immiscer le désir profond et sincère de sortir de la "roue" des illusions pour revenir à la demeure initiale.

         La vue des malheurs, des désastres consterne ; la constatation des misères, de la mort, effraie. Ces maux ont pourtant décidé le Bouddha Gautama à cesser d'investir son énergie en ce monde et à la tourner vers l'intérieur. On dit qu'il s'est ainsi réalisé, qu'il a trouvé la Paix puis l'Eveil. Il y a bien des voies pour revenir à Dieu.

       Mais je pense que la voie de l'Amour est plus puissante encore, à condition que celui-ci soit complètement désillusionné par rapport à ce monde et n'en attende rien : à condition qu'il soit donc parfaitement "désintéressé". En effet, comme Jésus le rappelle sans cesse, l'autre est aussi moi-même. La voie du retour, pour casser l'ego et ses murailles, passe par la fusion des esprits qui à l'origine et au bout du compte sont tous UN.

       Mais l'amour est aussi ce que l'on ressent fugitivement devant ce qui nous paraît "parfait", et qui n'est qu'une étincelle de souvenir de notre état antérieur : un paysage superbe, aujourd'hui la lumière et les couleurs du printemps, une musique magnifique, un bonheur intense, la contemplation d'un mystère indicible (comme la structure cachée de l'Univers)... En effet, en tant qu'enfants de Dieu nous avons hérité de ses qualités et en avons imprégné le monde que nous nous sommes construit. Mais ces beautés restent marquées, comme le soulignent les bouddhistes, par "l'impermanence ". Elles n'interviennent que fugitivement car notre état de séparation nous impose d'en connaître aussi l'opposé : c'est-à-dire la laideur, la perte, la confusion, la discorde...

     

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    Méphistophélès offrant ses services à Faust - lithographie d'Eugène Delacroix.


        Ce n'est pas un hasard si, dans son "Faust", Goethe indiqua que son héros ne pourrait tomber dans les griffes du diable tant qu'il demeurerait insatisfait (voir ici, à la toute fin). C'est ainsi que le rusé docteur, que les recherches intellectuelles avaient lassé et qui avait décidé d'utiliser ses pouvoirs pour s'asservir un diablotin apte à lui offrir tous les plaisirs du monde, pensait échapper à la damnation promise : en n'étant jamais content de rien ! Le "manque" à lui seul assure, non seulement l'échec du démon (gouverneur du monde manifesté et peut-être aussi visage de l'ego), mais aussi le lien indéfectible à Dieu en tant que "Père", ou plutôt même le cordon ombilical reliant l'esprit humain à la matrice originelle qui pourquoi pas pourrait nous aspirer pour retourner en elle (sens de l'image représentée en couverture de "Et l'Univers disparaîtra...") ? 


    Et_l_univers_disparaitra-b.jpg   


     1 Allusion en passant au fait que porter la burka en ville n'a pas de sens, nos religieuses voilées ayant fait vœu de silence et de retraite totale mais ôtant leur voile si elles viennent à quitter cette retraite et ce silence.

     

     
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  • Commentaires

    1
    Mercredi 20 Avril 2011 à 12:00
    rhoaaa.... elle va enfler si tu insistes...! je ne fais que proposer en partage et prend fort peu le temps de poser des analyses en billet, tout au plus parfois quelques lignes en commentaires, dans les débats proposés au débotté... gros bisous à toi


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