• La mélodie du violon

     

    Monet Le-dejeuner

    Monet - Le déjeuner 

     

         Aujourd'hui, une citation de Proust... Son approche toute subtile de la musique vue par un profane. Le personnage mis à la troisième personne est ici son héros Swann, dans le roman "Un amour de Swann ".

         J'ai choisi cet extrait, non seulement pour la manière si particulière qu'a Marcel Proust d'évoquer les impressions produites par l'audition d'une oeuvre inconnue, mais aussi pour le plaisir de vous faire entendre l'Andante de la Sonate pour piano et violon de Guillaume Lekeu qui "pourrait" être à l'origine de cette page, encore qu'à l'entendre on hésite encore à le croire... D'après certains, Proust aurait réalisé un amalgame entre trois sonates respectivement de Lekeu, de Fauré et de César Franck ; cependant Lekeu reste de loin le personnage le plus approprié pour incarner l'auteur de cette musique délicate et raffinée qui va hanter Swann durant la totalité du roman.

     


      Ci-dessus, l'andante (2e mouvement) de la célèbre sonate de Lekeu, musicien très doué mais mort prématurément et dont on ne connaît que cette oeuvre qui lui avait été commandée en 1893 par  le grand violoniste Eugène Ysaÿe. Elle est interprétée par Gérard Poulet au violon et Noël Lee au piano (enregistrement Arion de 1992).

          

     «  L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie—il ne savait lui-même—qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions.

    (...)

         Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

    (...)

         Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. »

    Marcel Proust, Un Amour de Swann (extraits)

     

     

     
    « Le soleil et le vent...Printemps frileux »

  • Commentaires

    1
    Lundi 7 Mars 2011 à 12:00
    Une page double. Littéraire, qui me donne envie de partir enfin à la recherche... de Proust ( je me suis toujours arrêtée à mi parcours du premier volume...) et la page que tu donnes à la lecture ici est un délice de sensibilité , d'écoute de soi et de ses résonances intimes en écho à celle de la musique. Et puis une oeuvre musicale très intéressante, inconnue elle aussi( je ne suis aps très fan à part Fauré et Franck) de cette époque mais tu me rappelles, très judicieusement, qu'il n'y a pas de petits maîtres, juste des maîtres méconnus. Mille merci de ce double cadeau!


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