• L'Astavakra Gîtâ vue par Alexandra David-Néel


             Je vous ai parlé récemment d'une bande dessinée qui retrace l'épopée tibétaine d'Alexandra David-Néel. Cette découverte m'a conduite à me replonger dans les écrits de cette femme merveilleuse qu'à l'origine je considérais plutôt comme une passionnée de voyages, pour me tourner cette fois vers ses essais sur les philosophies orientales.     

     

    Prajna Paramita
    Extraits de la Prâjna Pâramitâ (le Sutra du Coeur)

     

           En effet elle n'a pas seulement étudié le bouddhisme, elle s'est également penchée sur l'hindouisme ; et grâce à sa connaissance parfaite du sanskrit comme du tibétain, puis à ses relations excellentes et poussées avec des religieux aptes à l'éclairer sur les diverses voies, elle a pu traduire et expliquer pour le lecteur français des ouvrages aussi pointus que la Prâjna Pâramitâ bouddhiste (ou Perfection de la Sagesse paru sous le titre de "La Connaissance Transcendante"), sensée offrir les derniers enseignements du Bouddha à l'un de ses meilleurs disciples, puis l'Astavakra Gîtâ et l'Avadhuta Gîtâ qui sont des chants composés par des ascètes ayant atteint l'illumination pour présenter la voie de  l'Advaïta Vedanta (chants réunis tous deux dans ce livre). Elle voit entre ces deux écoles, prétendument opposées dans leurs méthodes et dans leur vision de l'Éveil, des points de correspondance indéniables.

          Et comment l'éviter, si la Réalité est Une et la Vérité identique pour tous ?

           C'est de ce dernier livre que j'aimerais vous citer un passage, sans me lancer dans des distinctions entre bouddhistes et advaïtistes que je n'ai pas encore bien cernées. La traduction d'Alexandra David-Néel, dite "libre", est particulièrement agréable et claire. Elle apporte commentaires et précisions en notes : je ne les ai pas conservés mais ai modifié ou éclairci en italique quelques termes, comme "Soi" que j'emploierai à chaque fois pour "Atman" ; par ailleurs certaines phrases semblent mieux comprises dans la traduction de Innerquest (le site dédié à l'Advaïta Vedanta) : je les ajoute donc entre crochets.

     

    Maître et disciples

     

    Janaka demanda :
        Comment peut-on atteindre la libération, comment le renoncement est-il affermi, dis-le-moi, ô Maître.

    Astavakra répondit :
          Mon fils, si tu désires la Libération fuis comme poison les objets des sens et recherche comme une eau vivifiante la charité, la droiture, la pitié, le contentement et la vérité.

        Tu n'es ni eau, ni terre, ni air, ni éther. Afin de te libérer, sache que tu es le Soi qui voit ceux-ci et dont la nature est Intelligence.

        Si tu peux demeurer dans cette Intelligence, ayant rompu ton association avec le corps, tu deviendras instantanément heureux, jouissant de la paix et libre de liens.

         Tu n'appartiens ni à la caste des brahmines, ni à aucune autre caste ou catégorie sociale, tu n'es pas un objet de perception pour les sens. Éternellement libre, sans forme, celui qui voit toutes choses c'est cela que tu es. Sois heureux.

         Vertu, vice, plaisir, souffrance appartiennent à l'esprit (sont des opérations mentales) et non point à Toi. Tu n'es ni l'auteur des actes, ni celui qui en supporte les conséquences. En vérité, tu es éternellement libre.

         Unique témoin voyant toutes choses, tu es véritablement libre. Ce qui constitue ta servitude, c'est que tu vois ce témoin comme étant autre que toi-même.

         "Je suis celui qui agit" : cette pensée vaniteuse, pareille au grand serpent noir, t'a mordu. Bois maintenant l'antidote de la croyance en "Je ne suis pas celui qui agit", et sois heureux.

          Par le feu d'une foi ardente en "Je suis l'unique et pure Intelligence", brûle la forêt épaisse de l'ignorance, délivre-toi de l'affliction et sois heureux.

         Cela dans quoi l'univers paraît exister, comme un serpent paraît exister dans une corde, cela est béatitude, suprême béatitude. Tu es cette Intelligence : sois heureux.

         Celui qui imagine qu'il est lié est vraiment lié ; celui qui imagine être libre est vraiment libre. Le dicton populaire disant "comme est la pensée, ainsi est l'action" est vrai. [Ici, cet adage est vrai : "Le penser, c'est l'être".]

         Le Soi est le témoin, l'omniprésent, la libre Intelligence, inactif, sans attachement, sans désir, toujours en paix ; à travers l'illusion Il apparaît comme étant du monde. [C'est par le fait de l'illusion que tu sembles impliqué dans le samsâra.]

          Après avoir rejeté toute erreur concernant que tu es le reflet du Soi aussi bien que toutes les conditions qui lui appartiennent, apprends à reconnaître l'identité de ton Moi avec l'éternelle Intelligence : l'Un sans second. [Médite sur toi-même en tant que conscience immobile, libre de tout dualisme tout en renonçant à l'idée fausse selon laquelle tu serais juste une conscience détournée ou quoi que ce soit d'externe ou d'interne].

         Pendant longtemps, mon fils, tu as été retenu prisonnier par le nœud coulant de "Je suis le corps". Sachant "Je suis la Connaissance elle-même", coupe ce nœud coulant avec le sabre de la Sagesse et sois heureux.

          Tu es libre de liens, inactif, éclairé par toi-même, sans tache. Ce qui est ton véritable lien est que tu cherches par samâdhi (absorption dans la contemplation) à supprimer l'activité de ton esprit.[La cause de ton asservissement vient de ce que tu persistes à essayer de calmer le mental.]

          Le monde est pénétré par toi, en toi il est tissé ; tu es pure Connaissance, n'aie point l'esprit mesquin.

          Tu existes en toi-même, sans tache, toujours plein, toujours placide. Tu es d'une intelligence insondable, calme, imperturbable. Dirige tes pensées vers la seule Intelligence (Conscience pure).

          Sache que tout ce qui a forme est illusoire ; seul le sans-forme est permanent. Possédant cette connaissance, il n'est plus possible de renaître.[Grâce à cette initiation à la vérité, tu échapperas à la rechute dans l'irréalité.]

         De même qu'une image dans un miroir n'est autre chose que l'objet qu'elle reflète, ainsi le Soi, le suprême Seigneur, dans le corps est le même intérieurement et extérieurement.[De même qu'un miroir existe à la fois dans ses propres images reflétées et au-dehors d'elles, le Seigneur Suprême existe partout à l'intérieur et en dehors de ce corps.]

          De même que l'espace qui remplit tout est le même à l'intérieur et à l'extérieur d'une jarre, de même aussi l'éternel et omniprésent Brahman est en tous les êtres.

    Astavakra Gîtâ, chapitre premier
    dans la traduction d'Alexandra David-Néel
    (éditions du Rocher)
    avec entre crochets des passages de la traduction citée par Innerquest.

     

       Ce texte ainsi que le suivant (l'Avadhuta Gîtâ), n'est pas destiné à enseigner, mais à être répété et psalmodié par l'aspirant afin de s'en imprégner ; et sa parenté avec le Sutra du Coeur de la Prâjna Pâramitâ, qui est aussi un texte à répéter et à psalmodier pour les aspirants bouddhistes, m'a beaucoup frappée.

        Par contre ici nous n'avons que le début d'un ensemble relativement long (à l'image de la Gîtâ la plus connue, la Bhagavad Gîtâ), et s'il m'est impossible de tout recopier, je dois dire que la lecture en continu de l’œuvre entière permet de se pénétrer des notions qui sont sans cesse répétées et éclairées et de les comprendre de mieux en mieux.

     

    « HommageVisible-invisible »

  • Commentaires

    1
    gazou
    Mardi 31 Mai 2016 à 21:25

    Ce langage là ne m'est pas très accessible mais  j'ai beaucoup aimé les livres de Alexandra David-Neel

      • Mardi 31 Mai 2016 à 21:30

        Oui, il faudrait approfondir c'est certain. Bises, j'espère que tu vas bien.

    2
    Mercredi 1er Juin 2016 à 10:28

    La réalité est une pour tous mais les voies qui y mènent peuvent être différentes. J'adore Alexandra et j'ai aimé tous ses écrits,une femme formidable qui aimait le vrai voyage et s'était imprégnée des philosophies bouddhistes auprès de grands lamas. Quelle femme ! Elle avait du caractère !

     

      • Mercredi 1er Juin 2016 à 11:35

        Ah ! Ça oui !! Comme toi ! Bises, chère Danaé.

    3
    Mercredi 1er Juin 2016 à 17:15
    durgalola

    j'aime beaucoup cette femme qui ne se laisse pas berner par l'illusoire. 

    Et j'apprécie beaucoup ton texte et cette phrase aujourd'hui m'est utile  Je ne suis pas celui qui agit 

    Comme toi, j'ai beaucoup aimé le renard "Filoute" photographié par Pascale que tu as certainement vu sur son blog. Et tes photos qui donnaient un instantané de la Vie.

     

    Bises 

      • Mercredi 1er Juin 2016 à 18:39

        Merci, Durgalola, pour tes remarques riches de sens et de générosité.

    4
    Jeudi 2 Juin 2016 à 19:00

    C'était vraiment une spécialiste. Elle travaillait constamment, en fait.

      • Jeudi 2 Juin 2016 à 21:41

        Effectivement. C'est fabuleux, combien sa vie a été remplie.

    5
    Vendredi 3 Juin 2016 à 08:37

    Il y a dans ces mots un grand souffle libérateur. A méditer encore et encore.

    Merci du partage.

    Mes amitiés

    Alain

      • Vendredi 3 Juin 2016 à 10:52

        "Un grand souffle libérateur" - Tu parles toujours juste, Alain ... On ne peut mieux dire.

    6
    Vendredi 3 Juin 2016 à 12:00

    "Celui qui imagine qu'il est lié est vraiment lié ; celui qui imagine être libre est vraiment libre. Le dicton populaire disant "comme est la pensée, ainsi est l'action" est vrai."

    Je partage ce propos à mes yeux plein de vérité, nous avons un grand pouvoir.

    J'ai découvert cette auteure/voyageuse grâce à une très belle biographie de Jean Chalon (il est d'ailleurs revenu sur un point précis quelques années après la parution de cet ouvrage : Alexandra n'a pas été "entretenue" financièrement par son mari, celui-ci n'a fait que gérer son bien personnel). À la suite de cette lecture, j'ai lu beaucoup des livres de madame Neel, je l'ai plus appréciée en tant que voyageuse et insoumise parce que je n'ai pas les connaissances  nécessaires pour comprendre vraiment cette culture. Une année, je suis même allée à Digne voir l'endroit où elle s'était retirée. Une sacrée bonne femme !

     Beau week end Aloysia, à bientôt.   brigitte

      • Vendredi 3 Juin 2016 à 15:52

        Tu as eu de la chance de pouvoir y aller, Brigitte ! Oui, Alexandra a vécu de sa propre fortune sur laquelle elle avait donné à son mari procuration afin qu'il lui envoie les sommes nécessaires. Et la biographie de Jean Chalon est de loin la meilleure, il est bon qu'il soit revenu sur ce point.
        Nous avons en effet tout pouvoir sur nous-mêmes... Amitiés, beau week-end à toi également.

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